Amours et tourisme
On m'a proposé
l'été dernier de préfacer un recueil de communications données par des
professionnels du tourisme sur le thème Amours et tourisme. Je l'ai fait avec
plaisir quand j'ai eu lu les contributions.
Elles n'étaient
pas "théoriques" mais apportaient beaucoup de renseignements et
d'informations sur un thème passionnant.
Le recueil en
question, sous la direction de Claude origet du Cluzeau, vient de paraître aux
éditions de L'Harmattan sous le titre Amours et tourisme.
Je donne
ci-dessous le texte de ma préface, mais je recommande vraiment d'aller voir le
livre, même si, avec vertu, il ne traite pas des aspects les plus noirs de la
question qu'aborde aussi le film d'Ulrich Seidl Paradis: Amour.
"Amours et
tourisme, voilà un sujet dont l'évidence crève les yeux, mais qui reste
bizarrement peu traité, comme s'il gardait quelque chose de tabou ou
d'évanouissant.
Car la relation
entre amour et tourisme est bien connue et ne date pas d'hier.
Dans l'Odyssée
d'Homère, les aventures d'Ulysse retournant dans sa patrie sont jalonnées
d'amours – de Calypso à Nausicaa sans oublier les Sirènes. Il ne manque pas
même les drogues des Lotophages… Tourisme forcé, dira-t-on, mais tourisme quand
même.
Le journal de
voyage de Montaigne serait une très curieuse exception "asexuée",
mais la littérature picaresque associe voyage et aventures sexuelles et au 18ème siècle,
le grand tour sur le Continent est l'occasion de plaisantes rencontres, que ce
soit celles avec les belles et nobles dames qui s'ennuient ou celles,
expéditives, avec les servantes. En témoigne ce passage d'une lettre de Samuel
Johnson, qui n'a rien à envier à notre DSK national en sa chambre du Sofitel.
Il l'écrit depuis Berlin le 11 septembre 1764 et a alors 24 ans:
"Je n'avais
pas dormi de la nuit. Vers huit heurs du matin, entra une femme de chambre avec
un panier de chocolat à vendre. Je jouai avec elle et me rendis compte qu'elle
était enceinte. Oh! un beau morceau sans risques. Aussitôt dans mon cabinet.
"As-tu un homme?" "Oui, dans les gardes à Potsdam". Au lit
direct. En une minute - terminé. Je me lève tranquille et étonné. A
moitié en colère, à moitié rieur. Je la mets dehors aussitôt."
Au 19ème siècle
le voyage en Orient n'est pas uniquement culturel mais toujours aussi sexuel.
Artistes et écrivains en reviennent même, comme Flaubert, avec la syphilis. A
la fin du siècle, l'association tourisme-exotisme-érotisme sera devenue banale.
Pourquoi ce lien
entre amours et tourisme?
Pour une raison
fort simple, à savoir que l'expérience touristique et l'expérience amoureuse
ont beaucoup de choses en commun – presque tout.
Le touriste est
à la recherche du dépaysement, de la rupture avec le quotidien et les
contraintes. Il largue les amarres pour entrer dans un régime de perception et
de sensorialité qui l'ouvre du même coup aux aventures. Il est disponible,
échappe pendant une parenthèse de temps à son milieu, entre dans une vie facile
et rêvée, dans un régime de perception spécifiquement "esthétique".
En reprenant ce mot d'esthétique, je ne fais pas allusion à l'art, même si
l'art peut être de la partie, mais je reviens simplement à l'origine
étymologique du mot, qui renvoie à un régime de sentir et d'expérience ouvert à
l'inhabituel, à la sensation, à la surprise, à un régime de perception à la
fois "relâché" et sensuel.
L'amour, quelle
qu'en soit la forme, sentimentale ou sensuelle ou les deux, brève rencontre ou
passion durable, ouvre pareillement un temps de détachement et de liberté par
rapport aux contraintes habituelles: on fait des folies, on ne pense plus qu'à
ça, on se met en danger, on délaisse ses repères, oublie ses principes et
dépense largement, même si c'est pour retrouver, au bout du compte, à un moment
ou un autre, des attaches sous le forme de l'amour institutionnalisé, stabilisé
en couple, pacte ou famille.
Est-il
nécessaire d'ajouter que l'amour, comme le tourisme, nous fait entrer dans la
sensualité: sensualité perceptive et tout simplement sensuelle.
Bref, il y a une
bulle de l'amour comme il y a une bulle du tourisme. Cette bulle peut-être plus
ou moins étendue et distendue: ce peut être quelques heures dans une chambre
d'hôtel, une affaire d'une nuit, le temps d'une croisière ou d'un voyage. Elle
peut être plus ou moins improvisée ou organisée – une drague occasionnelle de
congrès, un voyage de noces longuement préparé, un anniversaire marquant
quelque part au bout du monde, voire autour du monde (deux de mes amis sont
morts noyés dans un lagon de Tahiti au cours du tour du monde où ils avaient
décidé de célébrer leurs noces d'or…).
L'expérience
touristique est à la fois propice aux amours (drague, rencontres, séductions,
prostitution) et idéalement taillée pour les accueillir (tourisme sexuel,
croisières de couples, rencontres échangistes, voyages de noces, voyages de
retrouvailles et de refondation): elle favorise les amours en même temps
qu'elle est leur cadre privilégié. Et ceci vaut quelles que soient la forme et
la dignité de ce tourisme: tourisme populaire ou raffiné, culturel ou de pur
divertissement, gratuit ou marchand. On ne répétera jamais assez qu'un touriste
est un touriste, que l'expérience est la même quelle que soit sa
"valeur" sociale, que l'on soit chez les "bronzés", chez
les intellectuels, chez les gens du Gotha ou chez les people.
A partir de là
on peut définir quasiment a priori les lieux idéaux de ce
croisement du tourisme et des amours.
Les îles,
réelles ou métaphoriques (et le plus souvent les deux), sont les destinations
touristiques et amoureuses par excellence. A cause de leur isolement, de leur
"détachement" géographique, du voyage nécessaire pour les atteindre.
Cela vaut d'Ibiza, de Mykonos, de Djerba, des Seychelles, de Tahiti, des
Maldives, mais aussi de Venise, du cœur de Paris (l'île Saint-Louis), de toutes
ces îles que deviennent par la force des choses les villes (ou du moins les
cœurs de ville) quand elles ne sont plus que des destinations touristiques.
Il faut aussi
que règne une certaine tolérance, réelle ou, en tout cas, réservée au touriste
bénéficiant en général d'une sorte d'immunité: tolérance d'Ibiza, du Paris gay,
des enclaves touristiques de Bali, de Turquie, du Maroc ou de Tunisie. En
revanche, les amours auront du mal à éclore là où règne l'intolérance – les
croisières gays ne sont pas les bienvenues en pays musulman, mais pas plus le
topless ou les strings audacieux.
Il faut enfin
qu'émane un charme particulier, qui n'est bien souvent que l'idée qu'on se fait
de la destination. Pour les Chinois, la France est un petit pays romantique et
nostalgique à l'Ouest, ce qui suffit à leur faire oublier la brutalité des
garçons de café et la lourdeur des dragues. Les attentes enchantent et colorent
les expériences touristiques comme les expériences amoureuses. C'est une
alchimie particulière et complexe qui les produit. Telle est, je pense, la
raison pour laquelle les destinations du tourisme gays deviennent presque toujours
des destinations touristiques "tout court": l'accueil fait aux gays
sert de certificat de tolérance et d'ouverture.
J'ajoute que ce
caractère d'insularité baignée de charme et de tolérance vaut des destinations
comme des sites d'accueil: hôtels, résidences, clubs, navires de croisière,
trains de luxe restaurés ou ressuscités (le train des maharadjas,
l'Orient-Express). La tolérance et le charme y prennent les traits de la
perfection du service: tout y est facile, aisé, fluide et le réel n'offre plus
la moindre résistance.
Comme le montre
la diversité des contributions de ce recueil, y compris dans leur aspect
rhapsodique, l'amour dans sa rencontre avec le tourisme prend des formes
multiples: depuis les formes les plus expéditives (le love hôtel, le back room
de bar musical) jusqu'aux formes les plus conventionnelles et traditionnelles
(le voyage de noces, la croisière ou le tour du monde d'anniversaire de
mariage). Certaines de ces expériences sont depuis longtemps formatées et
organisées, d'autres restent à l'état artisanal ou amateur: si le Japon et le
Brésil ont développé une industrie de l'hôtel pour brèves rencontres, le motel
américain reste une solution amateur à la hauteur de l'hypocrisie protestante
et le day use commence à peine à se mettre en place comme une
branche d'activité hôtelière parmi d'autres dans les pays européens. Certaines
pratiques, qui ne sont pas abordées dans ce recueil en raison de leur
illégalité – c'est le cas du tourisme sexuel à orientation pédophilique – sont
repassées dans la clandestinité après avoir connu une première étape de
développement marketing et de gestion commerciale.
C'est
précisément, cette gestion commerciale qui doit être à l'horizon de la
réflexion aujourd'hui, aussi bien du point de vue théorique et éthique que du
point de vue technique et professionnel.
Par gestion
commerciale, il faut entendre le traitement technique segmenté d'une demande
spécifique, qui inclut aussi bien le marketing de cette demande que
l'organisation de la réponse et, plus encore, l'invention d'offres de mieux en
mieux adaptées ou innovantes. Nous sommes au temps non plus seulement du design
d'objet mais aussi du design de l'expérience. Celui-ci touche aussi
bien les randonnées dans le désert, le trekking au Népal, les croisières gays,
l'offre de lieux échangistes, les clubs et sites de rencontres que l'accueil de
couples pour des instants plus ou moins brefs (ou longs, comme on voudra) de
bonheur.
Ce qui relevait
de l'improvisation, du bricolage, de la rencontre plus ou moins organisée et
réfléchie d'une demande et d'une offre de satisfaction (la promenade en
gondole, la sérénade pour amoureux) fait désormais l'objet d'un design
expérientiel intégrant analyse de la demande, construction de l'expérience sous
tous ses aspects et avec tous ses ingrédients (transferts, réservation, joueurs
de mandoline, gondoliers déguisés en vrais gondoliers, retour à l'hôtel,
pourboires compris, etc.), avec éventuellement proposition de produits
innovants susceptibles de stimuler une offre différente et, si possible,
élargie.
J'ai commencé
l'analyse de ce design de l'expérience de plaisir dans mon livre sur Ibiza et
la poursuis dans un prochain travail qui sera consacré à l'analyse de
l'expérience du luxe.
Ce qu'il est
capital de marquer, c'est que rien de cela ne serait possible sans la rencontre
dans notre société de l'hédonisme (de la religion du plaisir) et de la
facilitation technologique. Si l'on prend l'exemple de la rencontre amoureuse,
ce sont les possibilités ouvertes par la technologie informatique qui
entraînent la prolifération et le succès des sites de rencontre. Ceux-ci
rendent nécessaire, à son tour, une industrialisation de l'offre hôtelière pour
brèves rencontres qui restait jusque là livrée à l'amateurisme. Il en va de
même pour le tourisme gay ou l'échangisme haut de gamme.
La définition de
l'hédonisme amoureux que donne le responsable de Terres de charme,
monsieur Claude Blanc, dans ce recueil concentre toutes ces évidences et les
interrogations qu'elles soulèvent.
Claude Blanc
définit ainsi les ingrédients d'une rencontre réussie: sensualité (expériences
sensorielles partagées), intimité (pas seulement celle du couple mais aussi le
rapport au lieu et à l'expérience), singularité (comme recherche de rareté et
de personnalisation), confidentialité (être seul au monde, y compris au milieu
de la foule de tous ceux qui sont, comme vous, "seuls au monde"),
authenticité (comme recherche du vrai) et enfin fluidité (absence de stress et
de désagréments, rythme harmonieux).
Ce sont autant
de caractérisations aujourd'hui de l'expérience du plaisir en général et du
plaisir touristique en particulier. On voit bien cependant là où le diable se
glisse: dans ces caractéristiques "impossibles" (impossibles à
concilier et à gérer) que sont singularité, confidentialité et authenticité. Le
couple japonais (ou français) qui célèbre son amour dans une promenade en
gondole sous le Pont des Soupirs à Venise est persuadé de faire une expérience
unique, singulière et authentique – mais derrière la magie inoubliable du moment,
il y a l'embouteillage des gondoles de tous ceux qui ont acheté la même
expérience. Quant à la fluidité, elle se paie désormais au prix fort du
conditionnement de l'expérience, de sa transformation en produit contractuel
zéro défaut – ce qui a, on l'imagine, un impact en retour sur l'authenticité.
Je ne suis pas
là pour agiter les cauchemars de l'avenir mais l'ensemble des contributions de
ce recueil les laisse entrevoir, tout en laissant entrevoir aussi (c'est là
l'ironie de la situation) les immenses possibilités commerciales qui s'ouvrent.
Il y a au moins une consolation: celle de savoir que, de toute manière,
l'authenticité est une notion très relative. Le voyage de noces clef en mains
et forcément parfait, réalisé le plus souvent désormais après des années de
cohabitation, dans des conditions de fluidité garanties par quelque nouvelle
norme Iso, est tout aussi authentique que le déplacement plein de bonnes et de
mauvaises surprises du passé où des demi inconnus se découvraient en essayant
de s'assurer qu'ils ne s'étaient pas trompés. Du moins pas encore…"