22 Eylül 2009 Salı

Machines urbaines par S. Gosselin


Machines urbaines, par Sophie Gosselin


Atelier du 28 octobre 2004

écouter l’enregistrement de l’atelier

La proposition de concentrer le travail de l’atelier philo de cette année autour d’une réflexion sur le fait urbain vient en conséquence du travail développé l’année précédente sur le fétichisme et qui s’est terminé par deux interventions sur la ville, mais vise aussi à inscrire l’atelier philo dans une articulation plus forte avec l’activité artistique développée par Apo33 et ses interventions dans l’espace urbain.

De plus, le phénomène urbain semble depuis peu être devenu un objet d’intérêt particulier, donnant lieu à de nombreuses manifestations culturelles visant à le mettre en valeur vis-à-vis de ses populations. A quelle enjeu renvoie ce regain d’intérêt ?

Si nous repartons du texte de Michel de Certeau, il nous apparaîtra que le fait urbain constitue à la fois l’arrière fond sur lequel s’opère le passage du voyeur au marcheur et la question à laquelle ce texte vise à introduire. Il y aurait donc un lien structurel entre les réflexions que nous avons développé pendant une année à partir de ce texte et la question du fait urbain. Il s’agirait donc de tenter de saisir la nature et les implications de ce lien.

J’ai parlé de « fait urbain » et non de « ville », reprenant ainsi une distinction opérée par M. de Certeau dans la suite du texte. La ville se distingue du fait urbain comme un concept de la réalité matérielle qu’il désigne. Il s’agira donc ici non pas de développer un travail de définition, mais de penser les transformations actuelles dans notre rapport à l’espace, à travers une compréhension de notre pratique de l’espace urbain. Une phrase d’Henri Lefèbvre guide ici ma démarche :

« La pratique spatiale d’une société secrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. A l’analyse, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace ».

L’espace urbain est devenu aujourd’hui notre quotidien. Penser notre rapport à la ville c’est tenter de comprendre l’évolution des pratiques sociales, tenter de déchiffrer les modes d’organisation sociaux qui se développent en son sein. La réflexion sur l’espace est indissociable de la réflexion sur notre propre pratique, c’est pourquoi, dans la continuité de Certeau, nous nous intéresserons particulièrement, à travers une analyse des modes d’organisation de l’espace et des représentations de l’espace, aux pratiques qui les engendrent et dont les représentations constituent les signes.

L’articulation de la représentation à l’espace s’opère par la pratique. Utilisant le langage, notre point de départ ne peut être que celui de la représentation. Il s’agira d’interroger comment se construisent les représentations (les manières de voir qu’elles supposent et les formes dans lesquelles ces manières de regarder se matérialisent) pour faire apparaître, entre ces deux moments, l’espace et la pratique qu’elles présupposent. C’est ainsi que procède Walter Benjamin dans son ouvrage sur « Charles Baudelaire » (chap 2 : Le flâneur, p76) :

« Ce qui frappe d’abord c’est le ravissement avec lequel le narrateur suit les spectacles de la foule, qu’observe également le cousin à sa fenêtre d’angle dans une nouvelle célèbre d’Hoffmann. Mais quelle timidité dans le regard de celui qui observe la foule bien installé dans sa demeure, et quelle pénétration dans le regard de celui qui la regarde à travers les vitres du café ! C’est la différence entre Berlin et Londres qu’on retrouve dans la différence entre les postes d’observation. D’un côté l’homme privé ; il est assis à la fenêtre d’angle comme dans une loge de théâtre ; lorsqu’il veut mieux détailler le marché, il dispose de sa lorgnette de théâtre. De l’autre, le consommateur, anonyme, qui entre dans le café et qui le quittera bientôt, attiré par l’aimant de la masse qui se frotte sans cesse à lui. D’un côté une multitude de petites scènes de genre qui , rassemblées, font un album de vignettes colorées ; de l’autre une silhouette qui aurait pu inspirer un grand graveur ; une foule innombrable où personne n’est tout à fait lisible pour son voisin et personne n’est tout à fait indéchiffrable. »

Interroger les modes de construction des représentations c’est dissocier, dans l’analyse des représentations, la manière de regarder, les formes dans lesquelles cette manière de regarder se matérialise et les procédures et instruments par lesquels s’opèrent la construction du regard et des formes de représentation (exemple : la camera obscura). En dissociant les différents moments qui construisent la représentation, on pourra peut-être commencer à voir, derrière la représentation (image) la pratique spatiale et sociale qui la rend possible. Penser la pratique c’est penser les modes de conception qui la pensent, c’est-à-dire le regard et les formes de représentation dont elle permet l’articulation (et non penser directement la pratique comme si elle pouvait exister en soi, en dehors de la représentation).

L’espace urbain constitue l’arrière-fond de la scène et l’espace sur lequel le regard se pose. Le texte de Certeau, Voyeurs ou marcheurs, est une introduction à la question de l’urbanité comme lieu où s’opère une mutation du regard. De quelle mutation du regard la ville est-elle le lieu ? De quelle pratique spatiale fait signe cette mutation du regard ?

Le texte de Certeau dessine le paysage des oppositions qui structurent symboliquement et pratiquement l’espace urbain. La Tour s’élève sur une île, image de la ville, dont elle est à la fois l’écho et la représentation symbolique. L’espace urbain se structure sous notre regard depuis la hauteur de la tour : c’est la vue d’en haut qui permet de délimiter les frontières de la ville, qui permet de dessiner la forme d’une île sur le fond d’une mer. La tour intervient comme un dispositif optique symbolisant la construction d’une forme de savoir. Nous avons vu dans les ateliers sur le fétichisme, la relation entre cette tour comme dispositif optique et la machine idéologique de Marx : le dispositif optique de la camera obscura. Nous avons vu qu’elles opéraient selon les mêmes procédures.

Walter Benjamin a aussi repris le modèle de la machine idéologique marxienne pour analyser le phénomène de la fantasmagorie rencontré par le flâneur qui parcours la ville moderne.

La différence entre le regard du flâneur et celui du savant, c’est-à-dire entre deux figures de l’idéologie, consiste dans la position souveraine du second par rapport au premier. Le savant voit d’en haut, il peut voir en bas celui qui se fait prendre dans les filets de la fantasmagorie produite par la marchandise et les vitrines commerçantes, il peut voir la relativité de telle ou telle fantasmagorie (on reconnaît là la figure du critique de la « société de consommation » et/ou de la « passivité » des consommateurs). Au contraire, le flâneur, en bas de la tour, se fait happer de toutes parts par les jeux de lumière et les effets d’illusion. Mais dans les deux cas, l’image ou la fantasmagorie, le fantôme devenu image, le spectre-fétiche, provoque chez le savant et le flâneur l’oubli de son inscription spatiale et sociale, l’oubli de sa pratique.

Entre ces deux figures de l’idéologie, ou plutôt derrière ces deux figures, Certeau tente de faire apparaître ce qui est oublié par elles : les opérations spatiales et temporelles par lesquelles le flâneur se change quelque temps en tacticien.

Qu’est-ce qui a permis cette mutation du regard ? Pourquoi l’espace urbain est-il le terrain de cette mutation ? Cette mutation du regard est-elle le signe d’une transformation dans notre rapport à l’espace, au territoire ?

Lisant attentivement l’Invention du quotidien à la recherche de ce qui avait pu produire cette mutation du regard, je remarquais une chose étrange dans la manière dont Michel de Certeau abordait cette question de la pratique. Je la comparais au travail mené par Henri Lefèbvre dans Critique de la vie quotidienne et dans La production de l’espace. L’analyse d’Henri Lefèbvre s’encre toujours d’abord dans l’espace matériel qui est le support et le produit d’une pratique. La pratique n’est qu’un moment dans la dialectique de la production de l’espace entendu comme espace social. Henri Lefèbvre développe une démarche matérialiste dans le sens où son point de départ est la structure matérielle, reprenant à sa manière l’opposition traditionnelle marxiste de superstructure et infrastructure. On pourrait penser que Walter Benjamin procède aussi de cette manière : il dessine d’abord l’espace matériel dans lequel la pratique va prendre place. Mais il me semble qu’il y aurait leurre à lire le texte de Benjamin de cette manière, particulièrement concernant Paris Capitale du 19ème siècle. Dans cet ouvrage, Benjamin déploie la constellation des fantasmagories qui a construit le 19ème siècle pour en dévoiler la nature fantasmatique et idéologique : il cherche à produire les ’images dialectiques’ qui réveilleront le lecteur/flâneur de son rêve. Il tente de faire apparaître à travers la fantasmagorie la réalité matérielle qu’elle masque. D’une certaine manière, W. Benjamin ne semble pas croire (contrairement à H. Lefèbvre) qu’on puisse accéder à la réalité historique d’un point de vue objectif : on ne pourrait y atteindre que depuis les fantasmagories que cette réalité a produite. Le travail de l’historien consisterait à faire transpirer le réel dans la fantasmagorie pour la transformer en ’image dialectique’.

Chez Certeau la démarche est encore très différente. Tactiques, stratégies, opérations, procédures... tous ces termes qui reviennent tout au long du texte pour décrire les pratiques conflictuelles qui constituent l’espace social semblent produire une idée de la pratique décrochée de toute inscription matérielle : la pratique n’est pas un moment dans la dialectique de la production de l’espace, la pratique est ce qui dessine un espace, elle consiste dans une manière de découper l’espace. Mais si la pratique dessine un espace, ce dessin consiste dans un tracé sur un terrain déjà existant. Or il semblerait parfois que les procédures et opérations puissent se déployer de manière quasi-autonome par rapport au terrain sur lequel elles s’inscrivent. Il m’était difficile de comprendre précisément quel était le terrain de ces pratiques et il me semblait parfois que ces termes relevaient peut-être de l’abstraction. Ce qui m’a conduit à cette réflexion c’est la tentative d’utiliser ces concepts pour penser la pratique artistique : il me semblait que ces concepts pouvaient valoir également pour décrire les pratiques quotidiennes et la pratique artistique. Ces concepts ne me permettaient pas, au premier abord, de déterminer la spécificité de la pratique artistique par rapport aux pratiques quotidiennes. Ce problème posé par rapport à la pratique artistique se posait aussi par rapport à d’autres types de pratiques : qu’est-ce qui définit la spécificité d’une pratique si ce n’est précisément l’espace matériel dans lequel elle s’inscrit et l’espace qu’elle engendre par sa propre pratique ?

Cela m’amenait sur un autre questionnement : comment un domaine de pratiques, celui des pratiques quotidiennes particulièrement, pouvait-il être déterminé comme une unité ? L’identification d’un domaine du « quotidien » présuppose une opposition à du non-quotidien, le quotidien étant une détermination négative des activités spécialisées, des fonctions finalisées dans la machine de production sociale. Le ’quotidien’ est ce que Certeau a identifié comme le « reste » de ces activités spécialisées. Certeau part de ce reste pour tenter de lui donner une définition positive et peut-être ainsi, stratégiquement, pour faire sauter les verrous qui tiennent ensemble, dans la machine sociale, les activités spécialisées, machine dont le fonctionnement s’alimente de la négation du non-fonctionnel.

Mais d’un autre côté, ces questions me semblaient contrebalancées par une autre réflexion. Comment la pratique avait-elle pu devenir en tant que telle l’objet d’une analyse ? Qu’est-ce qui permettait à un moment que quelqu’un puisse voir de cette manière là, derrière l’idéologie. Je cherchais la réponse, « en bonne matérialiste », du côté de la structure de l’espace matériel (tel qu’il pourrait apparaître dans la représentation, textuelle notamment) sur lequel une telle analyse se déployait et qui n’était autre que la ville. Ce regard donc, en venais-je à conclure, est lui aussi déterminé par l’espace urbain, mais cette fois de manière très différente de celui du flâneur ou du savant. Certeau part du même point que Walter Benjamin, en bas de la tour, mais il s’arrête avant que l’effet de masque de la fantasmagorie n’agisse pleinement. La ville est un dispositif d’aliénation, l’instrument d’une pratique stratégique dirait-il.

L’habitant des villes modernes, dont le flâneur est la figure, se sent aliéné, dépossédé, par ces lieux impersonnels, étrangers, ayant perdu toute familiarité, où se multiplie la reproduction du même sous la forme de l’architecture et de la marchandise, où il devient impossible de se reconnaître tant le singulier s’efface au profit du reproductible. A cette expérience de la ville comme système anonyme s’oppose, comme son passé mythique, la nature et la tradition orale. Ce passé mythique ressurgit dans l’espace urbain sous la forme de la fantasmagorie et prend corps dans les vitrines commerçantes. Ainsi l’habitant des villes a-t-il l’illusion de retrouver du familier dans ce qui est capté, détourné et reproduit en série par la machine industrielle du capitalisme.

La figure du flâneur témoigne d’un processus de dépossession dont la ville est à la fois le lieu et l’instrument (autre exemple : expérience de Mumbai). Certeau rejoint ce constat mais d’un autre bout : il met à jour une relation essentielle entre la construction de l’espace urbain et le déploiement du processus colonial. Cette relation essentielle met en jeu un même rapport à l’espace qu’il décrit comme produit d’une pratique stratégique.

« J’appelle ’stratégie’ le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sru ce modèle stratégique. » (p XLVI)

Dans la définition de l’unité ’ville’, cette pratique stratégique se déploie, selon Certeau, à travers une triple opération :

_la production d’un espace propre

_la substitution d’un non-temps ou d’un système synchronique.

_la création d’un sujet universel et anonyme, dont le modèle politique serait l’Etat de Hobbes, le monstre sorti des mers pour s’installer sur la terre ferme : le Leviathan.

L’opération stratégique consiste à isoler un espace propre (construire une forteresse) en le distinguant d’une extériorité (la nature, les sauvages) considérée comme dangereuse. Par ce geste d’isolement un vouloir peut s’affirmer en pouvoir et depuis ce lieu isoler dans l’espace et le temps des « éléments » de cette « extériorité », les couper de leur contexte et les introduire dans l’espace propre en lui imposant ses lois : opération d’exclusion inclusive (exclusion de l’autre comme étranger et inclusion de cet autre par sa conformation aux lois du lieu) (Passage de l’état de nature au contrat social). Le vouloir qui s’affirme alors n’a plus de limite que celle des lois qu’il s’impose. En dehors de ses propres lois (qui sont les lois de sa raison, des lois abstraites), le réel lui apparaît sous la modalité du possible. Il s’y affirme comme puissance infinie, comme Sujet. En tant que pur possible, le réel devient la surface de projection où réaliser ses désirs et imaginations. L’espace réel ou matériel se présente comme un espace abstrait, comme espace utopique.

La rupture instauratrice entre un espace propre et un dehors rend possible une abstraction de l’espace matériel : la représentation ne se définit plus par rapport à une réalité matérielle mais par rapport à une autre représentation, celle de l’ « autre », de celui qui est identifié comme « extérieur ». (Ainsi l’acte fondateur du contrat social se définit chez tous les auteurs des théories du contrat social sur le fond d’une critique de l’ « autre » sauvage - pour lequel les peuples colonisés servent systématiquement d’exemple, tant chez Locke, chez Hobbes que chez Rousseau - et non par rapport à une critique de la société qui leur est contemporaine - même si celle-ci est souvent implicite, elle n’apparaît jamais comme telle dans la construction du cadre théorique). La représentation utopique de l’espace masque à la fois l’opération d’abstraction de l’espace matériel et l’opération d’exclusion-inclusive (ou d’expropriation) qui la rend possible. La constitution de cet espace propre prend une forme utopique (exemple : contrat social) qui masque une extension spatiale et temporelle dont le principe est l’exclusion. Extension spatiale, c’est-à-dire géographique, à travers la conquête des terres « extérieures » et l’objectif civilisateur de celui qui a été identifié comme « autre ». Extension temporelle sous la forme de l’Histoire. L’Histoire, comme processus temporel collectif et linéaire présuppose un sujet unique, universel et anonyme. L’Histoire avec un grand H ne pouvait être que l’histoire de l’Europe qui l’a inventée, Histoire de l’Europe devenue Histoire de l’Occident imposée aux historicités des autres sociétés. L’espace utopique se révèle comme espace colonisé : utopie versus colonie. Le Leviathan, automate sur-humain, est le Sujet de cet Histoire.

L’opération stratégique est par définition conquérante : en isolant des éléments identifiés comme « extérieurs », en les extrayant de leur contexte pour les intégrer dans son espace propre et les conformer aux lois qui le définissent, la pratique stratégique tend à transformer la totalité de l’espace en espace propre, en sa propriété.

Ainsi, une des premières opérations de la colonisation et du capitalisme consista à exproprier les agriculteurs de leurs terres pour les transformer en salariés, c’est-à-dire en main d’oeuvre mobile, dont le travail n’était plus déterminé par un terrain d’inscription mais par une série d’opérations abstraites mesurées en temps. De la même manière la ville, particulièrement en France, a été l’instrument de décontextualisation/aliénation par lequel on a détruit les langues et communautés locales au profit de la constitution d’un territoire homogène et d’une langue unique. Le système de fonctionnariat qui obligeait au déplacement des fonctionnaires pour leur installation temporaire dans la capitale remplissait cette fonction de décontextualisation/aliénation.

L’analyse de la pratique coupée de tout terrain d’inscription semble correspondre à ce processus de décontextualisation/aliénation dont la ville a été l’instrument.

La pratique tactique apparaît (comme pratique sociale) lorsque la pratique stratégique étend son lieu propre jusqu’à dominer la totalité de l’activité humaine. L’habitant des villes, confronté à une machine anonyme qui capte et reproduit ses fantasmes et imaginations, se retrouve dans une situation continuellement conflictuelle, inventant des techniques d’appropriation et des imaginaires pour se rendre son espace de vie plus familier, mais étant sans cesse dépossédé de cela même qu’il invente par la machine anonyme qui le réinjecte dans le circuit de la marchandise.

Ces tactiques ont pour terrain un espace qui leur est de jour en jour de plus en plus étranger mais qui survit de la nourriture même produite par leur « résistance ».

Michel de Certeau met à jour le conflit permanent dont la ville est le lieu, derrière les images et fantasmagories produites. Ce qu’il nous dit c’est que par exemple lorsqu’un grand écran est implanté dans l’espace public ou que de la musique est diffusée par un système d’haut-parleurs anonyme installé dans la ville, nous avons encore perdu du terrain sur les stratèges, que derrière l’image produite ou la musique diffusée, c’est encore la machine aliénante qui progresse.

Mutation du regard ? Nous n’avons pas encore répondu à la question : qu’est-ce qui a permis à Certeau de voir, derrière les fantasmagories, des tactiques de résistance ?

La question est : comment s’opère une mutation du regard ? Suffit-il de se dire un moment, en haut de la tour : je veux descendre en bas maintenant, je veux pouvoir voir ce qui se passe d’en bas.

Mais peut-être que la possibilité de cette mutation, de ce changement de point de vue, est aussi déterminée par une transformation sociale plus profonde. Par « sociale » j’entends ici le croisement d’un processus technologique, politique et symbolique qui engage une modification dans le rapport à l’autre, au collectif. Ainsi, la mutation du regard opérée par Certeau, cette possibilité de suivre la pratique pas à pas et non plus de l’analyser et l’objectiver d’en haut serait déterminée par une transformation dans la nature ou plutôt les formes de la machinerie aliénante qu’est l’espace urbain. En effet, la mutation du regard opérée par Certeau réside dans la possibilité de voir derrière les fantasmagories et de suivre les opérations qu’elles rendent invisibles.

Trois choses nous amènent à cette déduction :

_la ville qui sert d’arrière-fond à l’analyse de Certeau est New-York, ville qui représente la modernité du 20ème siècle, ville qui constitue l’apogée de la ville moderne, ville qui réalise le plus « efficacement » les principes structurant de la modernité : exclusion/inclusive, colonie versus utopie. Au contraire, Walter Benjamin s’intéresse, à travers Paris, à la formation de la ville moderne au 19ème siècle. Il s’intéresse à ce moment où la ville apparaissante n’a pas encore résolu ses contradictions, à ce moment de transition entre une société encore largement agraire et une société en voie d’industrialisation. Walter Benjamin, écrivant dans la première moitié du 20ème siècle, choisi de traiter ce moment de transition en l’envisageant comme un moment au plus haut point dialectique.

Aujourd’hui nous tentons de poursuivre la réflexion, à Nantes, et non plus depuis une Capitale. Nous relisons Certeau lisant la ville de New-York du haut d’un World Trade Center aujourd’hui disparu, détruit par des guerriers qui ne semblent venir d’aucun lieu déterminé, qui ne semblent appartenir à aucun lieu propre physiquement identifiable - comme un pays-, mais plutôt à un réseau invisible aux embranchements planétaires (même si il reste sans doute pour une part d’ordre fantasmatique). Certeau écrit au moment de l’apogée New-Yorkaise, l’apogée, c’est-à-dire peut-être aussi le moment juste avant le déclin, le passage vers autre chose, ailleurs.

_l’analyse de Certeau est contemporaine d’une transformation dans le rapport à la représentation qui se manifeste particulièrement dans les pratiques artistiques (voir article De l’expérimentation, de Pierre Schaeffer aux Situationnistes) mais aussi dans certains courants « scientifiques » (exemple : l’anthropologie visuelle, qui en conséquence des développements techniques, invente d’autres modes de production du savoir lié à d’autres manières de construire le regard sur la pratique des soit-disant « autres ».). Une des particularités de ces pratiques, qui déjà annoncent les transformations dont nous sommes aujourd’hui témoins avec le développement d’internet et du multi-média, consiste à inventer d’autres modes de production de la représentation et du savoir, inventer d’autres rapports et modes d’articulation du dire au faire, en intégrant dans leur pratique les récents développements techniques.

_l’analyse de Certeau est indissociable de celle de Foucault (dans Surveiller et punir) par rapport à laquelle elle constitue une forme de réponse. Or Foucault est celui qui, à partir d’une analyse des manières dont les dispositifs optiques participent d’une organisation du pouvoir, a modifié notre lecture de l’espace social. Or l’analyse de Foucault sur le panoptisme avait aussi pour origine une lecture du découpage de l’espace urbain (au temps de la peste).

Des ces trois choses il ressort que la mutation du regard serait corrélative de transformations dans la dimension technologique de la machine urbaine, tant du côté des dispositifs de vision que du côté de l’organisation spatiale, et de la production d’un nouvel espace (dans le sens d’Henri Lefèbvre).

Mutation du regard :

Au début du 20ème siècle, la focalisation du regard sur la fantasmagorie est déterminée par la nature aliénante de la ville qui coupe tout produit de son contexte de production : la production n’est plus déterminée par l’espace-temps dans laquelle elle se déploie (production agraire) mais par la quantité de résultat qu’elle produit dans un temps donné (production industrielle) : première abstraction.

A la fin du 20ème siècle, un autre rapport de production apparaît : celle-ci n’est ni déterminée par l’espace-temps dans laquelle elle se déploie, mais ni, non plus par l’accumulation des produits (par une quantité accumulable dans un lieu et temps donné), mais par la série/sérialisation des opérations produites (ou des services rendus) : deuxième abstraction.

La première abstraction consisterait dans la disparition de l’espace matériel. Dans la deuxième abstraction ce serait le produit comme réalité matérielle qui disparaît : il n’y aurait plus que des opérations temporelles virtuelles, sans lieu, pouvant opérer sur n’importe quelle réalité matérielle. (c’est peut-être ce vertige du virtuel qui engendre aujourd’hui cette frénésie de la mémorisation numérique de toutes les archives).

L’espace-temps urbain comme machine aliénante, comme machine industrielle, se transformerait en machine virtuelle organisant/composant ensemble une multiplicité de processus, d’opérations. L’automate instrumental devient un automate organique. L’automate instrumental était à la fois le corps et l’instrument de ce corps géographiquement/spatialement situé. L’automate organique n’aurait plus de localité déterminée, d’implantation géographique : le Léviathan retournerait à la mer et se transforme en Poulpe [1]. (voir frontispice du Léviathan).

L’oeil du Léviathan, du Dieu-homme, du Dieu fait homme et de l’homme fait Dieu, incarné et représenté architecturalement par la Tour, l’oeil de cet automate divin composé d’hommes changerait de forme : il se démultiplierait et passerait dans l’invisible, sous les mers, sous la forme de dispositifs panoptiques proliférants coupés de leur source centralisée. L’homme-Dieu se transformerait en monstre acéphale ou multi-céphale.

Cet oeil ne serait plus supporté par un corps visible et indivisible. Il tendrait, en se démultipliant, à devenir mobile et à pénétrer partout.

Cequi se perdrait alors, c’est l’articulation de cet oeil à un espace propre qu’il embrasse en le délimitant, qu’il reconnaîtcommele miroir qui lui renvoie son image. Le monstre étatique ayant conquis la totalité de l’espace ne peut plus se définir sur le fond d’une extériorité. L’extériorité lui devient intérieure et le conflit (entre tactique et stratégie) devient permanent.

L’île se fragmente en radeaux sur la mer.

Cette mutation du monstre produit un nouvel espace (espace-temps), une nouvelle manière de découper l’espace et le temps (entre eaux et terres).

L’Automate s’autonomise de l’espace auquel il s’articulait et qui jusqu’à maintenant l’articulait (en termes architecturaux : on passe de la Tour aux réseaux de communication, notamment avec l’informatique), et passe dans l’invisible. L’Automate panoptique se transforme petit à petit en machine de déterritorialisation : le territoire se virtualise.

Le territoire se distingue de « l’espace » qui en tant que concept désigne une abstraction. Il se distingue aussi de l’espace matériel, physique et géographique, en tant que construction sociale.

Le territoire désigne une unité spatiale définie par convention. Elle suppose un acteur (une identité collective) qui délimite une étendue par des frontières.

« Le territoire est un espace approprié support d’une identité collective ».

« Le territoire est à la conjonction de l’espace où s’exerce une souveraineté, de l’espace social (définit comme l’imbrication des lieux et des rapports sociaux) et de l’espace vécu (issu des rapports entre la représentation d’une réalité spatiale et des pratiques quotidiennes). »

http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/gephg/pedagogie/premieres/territoire.htm

Dire que le territoire se virtualise c’est dire qu’il y a un décrochage entre la configuration spatiale que dessine une collectivité humaine et le découpage géographique de l’espace, que la configuration spatiale que définit une communauté humaine n’est plus déterminée par une délimitation géographique. C’est aussi dire que l’unité sociale qui structure l’organisation politique moderne est radicalement en train de changer : que nous sortons de la configuration Etat-nation/Peuple pour entrer dans une nouvelle configuration politique, idéologique, scientifique et symbolique.

[1] Invention et description de l’automate Leviathan : " La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut ici, comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel. Puisqu’en effet la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont l’origine est dans quelque partie interne, pourquoi ne pourrait-in dire que tous les automates (ces machines mues par des ressorts et des roues comme une montre)ont une vie artificielle ? Car, qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de courroies et les articulations autant de roues, toutes choses qui, selon l’intention de l’artisan, impriment le mouvement à tout le corps ? Mais l’art va plus loin en imitant l’oeuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art, en effet, qui crée ce grand LEVIATHAN, appelé REPUBLIQUE ou ETAT (CIVITAS en latin) qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et le protection duquel il a été conçu. En lui, la souveraineté est un âme artificiel, car elle donne vie et mouvement au corps tout entier ; les magistrats et les autres officiers judiciaires et d’exécution sont des articulations artificielles ; la récompense et le châtiment par où la souveraineté, attachant à son service chaque articulation et chaque membre, met ceux-ci ne mouvement pour accomplir leur devoir, sont les nerfs tout comme cela se produit dans le corps naturel, (...)." Introduction du Léviathan de Thomas Hobbes