30 Mart 2008 Pazar

'2. Cumhuriyet' sözü kimin?

'2. Cumhuriyet' sözü kimin?

'Sivil Anayasa'yla gündeme gelen 2. Cumhuriyet kavramını ilk kim kullandı?

Sivil anayasa tartışmalarıyla gündeme gelen “İkinci Cumhuriyet” tanımının patentinin 27 Mayıs ihtilalinin lideri, 24. Türkiye Cumhuriyeti Başbakanı Cemal Gürsel Paşa’ya ait olduğu belirlendi.

Cemal Gürsel, 24. Hükümetin programını okurken, Türkiye'de ilk kez “İkinci Cumhuriyet” tanımını kullanan kişi oldu ve bu tanımı Türk siyasi literatürüne kazandırdı.

27 Mayıs ihtilalinin lideri, dönemin Milli Birlik Komitesi Başkanı Orgeneral Cemal Gürsel, aynı zamanda hükümeti kurma görevini de üstlendi. 24. Türkiye Cumhuriyeti, 1. Gürsel Hükümeti’ni kuran Cemal Gürsel Paşa, 30 Mayıs 1960’da TBMM Genel Kurulu’nda okunan programda "ikinci cumhuriyet" tanımını ilk kez şu cümlelerle kullandı:

“İkinci Cumhuriyet’in Anayasa’sı, ilmin ve geçmiş uzun yılların acı tecrübelerinin ışığı altında, memleketin mümtaz ilim adamlarının geceli gündüzlü çalışmaları memleket aydınlarının bu çalışmalara anketler vasıtasıyla katılmaları suretiyle hazırlanmaktadır.

Birleşmiş Milletler Anayasası, İnsan Hakları Beyannamesi, Hukuk prensipleri ve milli ruh ve ihtiyaçlardan doğmuş olan eski Anayasamız ile milli gelenekler ve yurdumuzun özellikleri yeni Anayasamız için ilham alınan başlıca kaynakları teşkil etmektedir.”

(...)

Subsidiarité

par Julien Barroche

En première approximation, la subsidiarité peut se définir comme une règle de proximité : tout ce que les individus, seuls ou en groupe, peuvent accomplir par eux-mêmes, ne doit pas être transféré à l’échelon supérieur. Pourtant, cette simple proposition, dans son apparente limpidité, n’épuise pas le sens du mot subsidiarité. Utilisé le plus souvent dans l’expression « principe de subsidiarité », il dispose d’un fort pouvoir d’intimidation, qui décourage toute tentative de définition de la chose. Un moyen efficace, pour la théorie politique, de surmonter cette difficulté est d’avoir recours à l’histoire sémantique : quels sont les différents contextes d’apparition du mot ? Que disent-ils de la chose ? Pour répondre à ces questions, la reconstitution d’une généalogie lexicologique peut permettre, d’une part, d’identifier les diverses significations qu’on impute au terme « subsidiarité » et, d’autre part, de dégager des propriétés communes parmi toutes les occurrences du mot.

I. Dans la langue française, l’adjectif « subsidiaire » et l’adverbe « subsidiairement » sont anciens (les lexicologues les datent respectivement de 1355 et 1536). Les deux mots sont issus d’une même racine latine – sub (sous) et sedere (être assis) – qui a donné le nom subsidium et l’adjectif subsidiarius. Dans le langage militaire romain, les subsidiarii étaient les troupes de réserve dont on ne se servait pas en temps normal, qui constituaient un appoint en cas de défaillance exceptionnelle et pour la seule durée de cette défaillance (en français, on parle plus couramment de supplétifs). Le substantif « subsidiarité » est, quant à lui, tout à fait récent ; son année de naissance varie selon les grandes langues occidentales, mais les spécialistes s’accordent à la situer au XXe siècle. Comme l’indique la distance chronologique, un saut s’opère dans le passage du qualificatif au substantif, qui ne doit pas faire croire à une simple évolution endogène et naturelle du vocable. Le mot subsidiarité dispose en effet d’une vie propre dont il faut s’attacher à cerner les contours.

À considérer l’histoire du mot expressis verbis, le mieux est peut-être d’embrasser d’abord l’itinéraire par ses deux extrémités afin de mettre en regard point de départ et point d’arrivée. Tout commence, dans les années 1930, en 1931, avec l’encyclique Quadragesimo anno promulguée par le pape Pie XI (1857-1922-1939) pour célébrer le quarantième anniversaire de Rerum novarum (1891). Le syntagme latin "subsidiarii" offici principio est alors très loin de résumer le cœur même du texte pontifical ; il n’en est qu’un élément parmi d’autres, mais ses conditions de naissance sont déterminantes pour comprendre son contenu. Cette matrice originelle aide à mieux saisir l’archéologie de la notion. Car il ne faut pas se contenter d’une sémantique contextuelle, il faut y ajouter une archéologie ou génétique du sens. Ici, en cette période troublée de montée des totalitarismes et de tensions grandissantes entre Mussolini et le Vatican, le pape tient précisément à rappeler l’importance du message de la doctrine sociale telle qu’elle a été mise à l’honneur par Léon XIII (1810-1878-1903), initiateur du renouveau thomiste : l’État doit laisser vivre les corps intermédiaires à l’œuvre dans la densité sociale et respecter le domaine propre des personnes (Nell-Breuning, 1990). Il n’a pas à agir mais à régir, c’est-à-dire à contrôler, à réglementer et à promouvoir, tout en intervenant chaque fois que les personnes, seules ou en groupe, sont défaillantes, selon l’idée – naturaliste – d’une complémentarité organique des différentes communautés (Utz, 1970).

Certes, l’époque contemporaine n’a vraisemblablement pas oublié cette signification première de la subsidiarité ; force est pourtant de constater qu’elle entre en concurrence directe avec une autre acception, celle du droit communautaire européen, dont les propriétés communes avec la précédente sont tout sauf évidentes. L’expression « principe de subsidiarité » est entrée dans le répertoire juridique de l’Union européenne par touches successives. C’est néanmoins le traité de Maastricht en 1992 qui l’élève véritablement au rang de règle positive destinée à régir la répartition des compétences partagées entre les États membres et la Communauté ; cette dernière ayant une compétence dite subsidiaire, à savoir que son intervention n’est requise que si « les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante et peuvent […] être mieux réalisés au niveau communautaire » (article 5 du traité de Maastricht). Au-delà des ambiguïtés contenues dans la formulation même du texte – tension entre efficacité politique et proximité démocratique, contradiction entre efficacité relative (« suffisante ») et efficacité maximale (« mieux ») –, la nature proprement juridique du principe de subsidiarité a été très discutée (Dehousse, 1992 ; Estella, 2002). Si l’on examine, en effet, le contexte de la rédaction du traité, il apparaît clairement que le contenu de la subsidiarité n’est pas tant juridique que politique : c’est-à-dire signifier aux eurosceptiques et aux Länder allemands que la Commission n’entend pas s’immiscer sans motifs dans les affaires internes des États, tout en préservant – là réside le paradoxe – les conditions de possibilité d’un éventuel fédéralisme européen (Constantinesco, 1991).

II. Pour débrouiller cet écheveau complexe de significations et dépasser ce simple constat phénoménologique d’une polysémie somme toute très ordinaire, il faut retracer l’itinéraire du mot entre ces deux points. C’est que la signification de la subsidiarité n’est pas à rechercher dans l’essence propre d’un concept, mais dans ses usages nécessairement divers et contrastés. Trois étapes peuvent à cet égard être identifiées.

1. Le catholicisme et le fédéralisme allemands tout d’abord. De nombreux exégètes du texte de Quadragesimo anno ont insisté sur le rôle joué par le père Oswald von Nell-Breuning (1889-1991) dans la rédaction de la première version de l’encyclique qui a servi de support au travail pontifical. Membre du groupe d’économistes de Köningswinter, Nell-Breuning incarne un courant majeur de la tradition jésuite allemande, héritière du solidarisme de Heinrich Pesch (1854-1926) et fortement inspirée par la figure tutélaire de Mgr Emmanuel von Ketteler (1811-1877) – chez qui Léon XIII a voulu voir son précurseur et sous la plume duquel on peut lire dès le XIXe siècle l’expression prémonitoire subsidiäre Recht/droit subsidiaire (Millon-Delsol, 1992). Les linéaments du principe dégagé en 1931 sont ainsi posés dès le milieu du siècle précédent, alors qu’on assiste sur le plan intellectuel à une restauration ou un réinvestissement du thomisme. Parce que le mot subsidiarité charrie avec lui un idéal qui rejoint en tous points le modèle germanique du Moyen Âge, la notion trouvera à s’épanouir très facilement outre-Rhin. Ketteler, évêque de Mayence, apologiste du catholicisme rhénan, avait abondamment parlé de cette rencontre du christianisme et du génie allemand. C’est à ce carrefour qu’émerge le mot. Aussi, analyser les conditions de naissance de la subsidiarité suppose avant tout de comprendre ce qu’elle doit à l’Allemagne catholique du XIXe siècle.

D’abord issu d’une matrice spécifiquement catholique, le vocable s’est ensuite greffé sur l’ancienne tradition du fédéralisme allemand (Isensee, 2001), notamment remise à l’honneur par Otto von Gierke (1841-1921), le célèbre théoricien du droit associatif. Peu à peu, en effet, le mot sort de son contexte catholique d’origine pour être utilisé par la doctrine juridique allemande, en dehors même des cercles chrétiens. Héritière des constitutionnalistes du XIXe siècle, elle voit là l’expression d’un retour salvateur à une expérience politique ravagée par le nazisme. Aussi n’est-il pas étonnant qu’après la Seconde Guerre mondiale, à un moment où les Allemands cherchent à refonder leur expérience politique, la discussion sur le fédéralisme fasse une place importante au thème de la subsidiarité. Pour autant, le mot n’est pas utilisé par les rédacteurs de la loi fondamentale de 1949 en raison de son enracinement trop marqué dans la tradition catholique. Le terme ne fait d’ailleurs son entrée dans le droit positif qu’avec la révision constitutionnelle consécutive au traité de Maastricht, en 1992 (article 23-1). Il est longtemps resté confiné dans un cercle de spécialistes imprégnés de doctrine catholique pour ensuite pénétrer plus largement le débat européen.

2. La doctrine sociale de l’Église telle qu’elle est exposée dans les textes officiels et le moment conciliaire de Vatican II (1962-1965) ensuite. Classiquement écrite en latin comme la plupart des textes catholiques qui s’adressent au monde, Quadragesimo anno a fait l’objet de traductions dès 1931. Alors que le latin "subsidiarii" offici principio est traduit en allemand par Subsidiaritätsprinzip, la langue française, faute disposer du substantif subsidiarité, l’assimile à la notion de supplétivité (principe de la fonction supplétive). Il faudra que le mot subsidiarité se diffuse d’abord en Allemagne et en Suisse pour qu’il soit ensuite progressivement consacré dans la langue française, et 1992 pour voir la subsidiarité faire son entrée officielle dans les dictionnaires français. Même en s’en tenant au français et à l’anglais, il est quasiment impossible de dater l’apparition du mot de manière certaine ; pour autant, quelques éléments tangibles ont leur importance. D’après les dictionnaires usuels, subsidiarity apparaît dès 1936, et l’année n’est pas innocente dans la mesure où on le trouve sous la plume de théologiens allemands qui ont fui le nazisme aux Etats-Unis. Quant à son équivalent français, il découle lui aussi directement de la pensée catholique allemande via la Suisse où on le trouve dès le début des années 1950. Il faut cependant attendre la fin de la décennie pour voir figurer le mot subsidiarité d’abord sous la plume de partisans du fédéralisme intégral en Europe, et le début des années 1960 pour qu’il soit repris par des théologiens catholiques plutôt progressistes.

Vatican II marque un moment important dans l’histoire du mot. La revendication d’une subsidiarité ecclésiale se fait alors très fortement ressentir et va d’une certaine manière présider aux grands débats discutés lors du concile (Legrand et al., 1988) : défense d’une théologie de l’Église locale, insistance sur le rôle des évêques et des conférences épiscopales, appel à une plus grande collégialité, critique du centralisme romain et du poids de la Curie dans la prise de décision au sein de l’Église. Il reste que le mot n’apparaît dans les documents conciliaires qu’appliqué aux rapports État/société dans la continuité de Quadragesimo anno et non sur les questions ecclésiologiques du rapport entre Églises locales et Église de Rome. D’où ce paradoxe souvent relevé : pourquoi l’Église catholique ne veut-elle pas s’appliquer à elle-même un principe qu’elle considère pourtant comme fondamental et indépassable pour la structuration de toute vie sociale ?

3. Le discours des analystes et des acteurs politiques enfin. La diffusion complète du mot doit principalement à la construction européenne. La culture démocrate-chrétienne des élites européennes a beaucoup contribué à faire de ce mot une base de dialogue et de consensus culturel. Si, à partir de la fin des années 1950, la thématique de la subsidiarité est surtout l’apanage d’une certaine littérature militante sur le fédéralisme européen (Denis de Rougemont, Alexandre Marc, Guy Héraud, Henri Brugmans, Bernard Voyenne), c’est depuis 1992, effet de la construction européenne oblige, que le mot subsidiarité est utilisé plus largement – et non dans les seuls cercles militants – par les observateurs du système politique de l’Union européenne, qui, nécessairement amenés à reprendre les termes du droit positif communautaire, débattent de la justiciabilité du principe de subsidiarité comme règle de répartition des compétences entre le niveau européen et le niveau national. Pour autant, le mot n’en reste pas moins marqué par la période antérieure : chez de nombreux juristes et politistes, faire référence au principe de subsidiarité, c’est avant tout marquer son engagement en faveur du fédéralisme européen. De là, une intrication problématique entre registre descriptif et registre normatif. Aujourd’hui, le terme assume de plus en plus la fonction de catégorie descriptive, à tel point que, même en l’absence de textes juridiques officiels faisant expressément mention du vocable, les politistes n’hésitent plus à l’invoquer dans leurs analyses, sans nécessairement prendre le soin de préciser sa portée explicative. La subsidiarité peut alors servir aux spécialistes des politiques publiques et de l’administration locale pour interpréter les dynamiques de territorialisation en cours. C’est le sens qui a été donné en 2003 au nouvel article 72-2 de la constitution de la Ve République.

De manière concomitante, la philosophie de provenance chrétienne a continué d’utiliser le terme. Dans une perspective s’efforçant de marier conservatisme social et libéralisme économique, des auteurs invoquent par exemple la subsidiarité comme un argument spécialement dirigé contre l’Etat-providence et parfois contre l’Etat lui-même, toujours soupçonné de vouloir étendre son emprise sur la société. Dans les années 1980, la thématique subsidiariste a été réinvestie par des penseurs plus explicitement libéraux et/ou conservateurs qui voient dans la subsidiarité le sens même de la pensée d’un John Stuart Mill ou d’un Alexis de Tocqueville. A l’opposé, on trouve la tendance personnaliste-sociale voire socialiste, qui, invoquant Emmanuel Mounier, fait se rencontrer la subsidiarité (importance des communautés naturelles, des corps intermédiaires, protection de la personne contre les prétentions omnipotentes de la puissance publique) et certains thèmes classiques du socialisme chrétien : l’autogestion et la démocratie de proximité. Si le mot subsidiarité est utilisé de manière très parcimonieuse dans les cercles de la « deuxième gauche », l’indice est bel et bien là d’une sorte de consensus par recoupement entre le discours chrétien, le discours socialiste et le discours libéral, qui tend à réinvestir l’idée de nature, contre celle – suspecte – de volonté politique, en donnant à la thématique originellement conservatrice de la subsidiarité toutes les apparences du progressisme.

III. Comment à partir de cette histoire sémantique dégager les propriétés communes de la subsidiarité dans le champ de la théorie politique ? Il convient vraisemblablement d’assumer le caractère flottant de la définition qui en découle. Car, en définitive, il s’avère que la subsidiarité a plus tendance à identifier des problèmes qu’à leur donner des réponses précises. Quelles sont, alors, les questions que pose la subsidiarité, les enjeux politiques qu’elle soulève ? Il semble possible d’en répertorier trois principaux (Delpérée, 2002).

1. La question du rapport entre État et société (subsidiarité horizontale et/ou fonctionnelle). La subsidiarité ne répond pas définitivement à cette question et autorise deux réponses selon la configuration : l’ingérence de l’État si l’action des personnes ou des communautés est insuffisante (subsidiarité positive) ou la non-ingérence de l’État si elle est suffisante (subsidiarité négative). La détermination de cette suffisance (ou insuffisance) réclame un critère – à défaut d’instance tierce apte à décider –, celui naturaliste du bien commun. Certes, l’État doit intervenir chaque fois que nécessaire, mais il n’est pas maître de cette nécessité, encore moins de ses critères qui trouvent leurs fondements dans la nature. Par là, la subsidiarité ne fait pas que souligner l’importance des corps intermédiaires, elle rappelle la puissance publique laïque à son statut second et supplétif. D’où un anti-volontarisme qui réagit au positivisme du droit moderne. Pour autant, la subsidiarité ne voit pas dans la cité une seule fonction de suppléance, un mal nécessaire, elle y voit aussi un supplément d’être, selon une perspective qui rappelle Aristote. La subsidiarité ne se réduit pas à une philosophie de la personne qui défend ses attributions naturelles contre les empiètements des pouvoirs publics, elle est aussi une philosophie de la communauté (D’Onorio, 1995). Mais, dans le moment même où l’Église catholique s’est plus ou moins ralliée aux droits de l’homme, la subsidiarité a subi une reformulation qui, subrepticement, l’a fait glisser du naturalisme ancien au jusnaturalisme moderne.

La question du rapport Etat/société est au fondement même du contexte d’apparition du mot. Si cette innovation sémantique n’apporte en définitive rien de véritablement nouveau à la pensée pontificale – déjà bien constituée en 1931 –, elle révèle cependant une préoccupation nouvelle à l’heure où sévissent le communisme et le fascisme : l’hostilité vis-à-vis du politique. Il ne suffit pas de démontrer que la subsidiarité est née des totalitarismes ; il faut considérer en quoi elle conserve la marque indélébile de ses conditions de naissance. Où la mémoire du mot resurgit : en condamnant les excès de la souveraineté étatique, la subsidiarité invite, d’une certaine manière, à considérer le volontarisme de l’Etat moderne à travers le seul prisme du totalitarisme, à qui il reviendrait d’avoir révélé et confirmé la nature profondément maligne de la politique. Au rebours du principe de souveraineté, le principe de subsidiarité s’attache en effet à affirmer le caractère prioritaire des droits et des capacités des personnes sur les structures de pouvoir, sur les institutions organisatrices de la vie en société, donc le caractère second des institutions publiques. En ce sens, l’hypothèse peut être avancée que l’Etat subsidiaire serait le paradigme de la sortie de l’Etat totalitaire, figure ultime de l’Etat souverain.

2. La question du rapport des différents niveaux de décision au sein même de la puissance publique (subsidiarité verticale et/ou territoriale). La confusion est ici souvent de mise entre subsidiarité, fédéralisme et décentralisation ; confusion qui a tendance à réduire la subsidiarité à une simple présomption de compétence en faveur de la plus « petite » entité (Stadler, 1951 ; Nell-Breuning, 1990). D’un point de vue théorique, cette interprétation est doublement contestable. 1°, la décentralisation suppose un centre qui, selon une logique descendante, consent à la délégation de certaines compétences à des échelons inférieurs (qui dépendent directement de lui). La hiérarchie prime alors, et n’est pas sans rappeler le vieil adage de minimis non curat praetor. 2°, la subsidiarité s’inscrit, elle, dans un autre paradigme – ascendant plus que descendant – qui trouve à s’éclairer s’éclairer eu travers de la notion théologique de périchorèse, comprise comme immanence réciproque. Notion par laquelle la religion catholique souligne la présence des trois personnes divines l’une dans l’autre ou par laquelle il est rappelé, notamment depuis Vatican II, la présence de l’Église locale dans l’Église universelle et vice versa (principe de l’in quibus/ex quibus). Ici, la compénétration remplace la hiérarchie : car s’il n’y a pas d’extériorité entre la personne et la communauté, il n’y a pas de hiérarchie possible (c’est-à-dire pas de distinction entre un supérieur et un inférieur, un haut et un bas). La communauté n’absorbe pas la personne de même que la personne ne prime pas la communauté. Ce schéma de la subsidiarité emprunte totalement au modèle périchorétique (Leys, 1995) et donne une coloration très particulière au fédéralisme traditionnel.

C’est là un enseignement central de la subsidiarité. Il est courant de comparer les systèmes fédéraux en ne considérant la question que sous l’angle de l’ingénierie institutionnelle : le fédéralisme est-il coopératif, dualiste, centralisé ou plus horizontal ? On n’interroge pas assez les cultures politiques sur lesquelles s’appuient ces dispositifs (Burgess, Gagnon, 1993). D’une certaine manière, la subsidiarité est une variante du fédéralisme, mais une variante très différente du fédéralisme politico-institutionnel d’un Madison ou d’un Hamilton (Voyenne, 1981 ; Hueglin, 1999). Avec la subsidiarité, le fédéralisme est « sociétal » et culturel, il considère la vie sociale dans son intégralité en dehors même de la question de l’État (Héraud, 1976). Il fait signe vers des auteurs comme Althusius (1557-1638) et Proudhon (1809-1865), vers la théorie néo-calviniste de la souveraineté « dans sa propre sphère » d’un Abraham Kuyper (1837-1920), vers le personnalisme d’un Alexandre Marc (1904-2000) ou d’un Denis de Rougemont (1906-1985). Aussi, dans cette orientation fédérale singulière, la subsidiarité emprunte-t-elle autant au calvinisme qu’à la doctrine de l’Église catholique qui, d’ailleurs, depuis la rupture de son lien privilégié avec le pouvoir temporel, a rejoint l’idée protestante d’une secondarisation du politique. Où l’on peut aussi parler, non sans certaines précautions, d’une dimension augustinienne du principe, en tension avec le thomisme foncier dans lequel il s’est originellement défini. La subsidiarité devient, en un certain sens, le mot par lequel l’Église catholique signifie – et se signifie à elle-même – que tout pouvoir à l’œuvre dans le monde terrestre est nécessairement relatif. C’est ainsi que, du point de vue de la théorie catholique de l’Etat, l’absolutisme (français) fait place au fédéralisme (européen).

3. La question du caractère opérationnel du principe dans l’ordre juridique de l’Union européenne. A n’en pas douter, la réponse à cette question est négative. Pour deux raisons complémentaires. D’une part, on a voulu attribuer des implications pratiques et techniques à ce qui est d’abord un concept philosophique – lui-même difficile à stabiliser. La théorie juridique use alors du terme dans un sens très restrictif, celui d’une norme de régulation des compétences ; elle le transforme immanquablement en une notion instrumentale. Aussi, cette inscription juridique du principe conduit à opposer un sens philosophique et un sens juridique, dont le seul point de contact devient le fédéralisme. Or, on a vu que subsidiarité et fédéralisme ne se superposent pas, loin s’en faut. Faute de caractère réellement opérationnel, la subsidiarité n’a pas pu se frayer un chemin entre des notions déjà bien installées : la proportionnalité, la proximité, la gouvernance. D’autre part, les acteurs de la construction européenne eux-mêmes ont profité de l’absence de signification juridique du principe pour l’instrumentaliser politiquement. La volonté initiale des rédacteurs du traité de Maastricht n’était-elle pas de faire de la répartition des compétences entre Communauté et Etat une question purement technique (selon un rapport coûts/avantages entre proximité démocratique et efficacité politique) ?

Cependant, si la subsidiarité n’a pas d’opérationnalité juridique avérée, elle n’en éclaire pas moins d’un jour très suggestif le projet européen. Ce qui importe en définitive dans la subsidiarité communautaire, c’est moins son effectivité ou sa justiciabilité que sa signification symbolique et son horizon métaphorique – horizon à partir duquel peut s’exercer une critique du système existant. Philosophiquement, la subsidiarité fait référence à un modèle de société dans lequel les capacités de chaque personne et de chaque instance sont conçues comme naturelles et à l’intérieur duquel, donc, l’attribution des compétences ne fait pas débat. Rien de tel dans le fonctionnement institutionnel de l’Union, ou pas encore. Dans la conception catholique, le fondement du principe de subsidiarité est le caractère prioritaire des droits et des capacités des personnes sur les structures de pouvoir, sur les institutions organisatrices de la vie en société, donc le caractère second des institutions publiques. En passant de la subsidiarité catholique à la subsidiarité européenne, on glisse inévitablement d’une logique naturaliste vers une logique utilitariste, dans la mesure où ce qui fonde cette dernière est un argument d’efficacité et de maîtrise de l’action publique.

La subsidiarité n’est ni un principe de droit ni une catégorie d’action, mais plutôt l’expression d’une certaine conception de la politique qui affirme l’antériorité de la personne et de ses groupes d’appartenance par rapport à toutes les structures institutionnelles issues de la volonté humaine. Elle aide à isoler des questionnements fondamentaux de la science politique mais n’y répond pas définitivement en ce qu’elle autorise deux types de réponse partiellement contradictoires, qui révèlent une tension intrinsèque entre un pôle social et un pôle libéral, entre une version positive et une version négative.

Bibliographie

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Liens : Décentralisation - État - Fédéralisme - Société -Souveraineté

Comment citer cet article :

Barroche, Julien (2007), « Subsidiarité », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article61

28 Mart 2008 Cuma

Citoyenneté


Citoyenneté

par Christophe Miqueu

S’il est une notion galvaudée en raison d’une utilisation incessante et parfois insensée dans le langage courant, la citoyenneté est probablement celle-là. Dans un ouvrage récent consacré aux Figures de la citoyenneté, un condensé de ces usages nous est proposé :

« On parle de citoyenneté européenne, de citoyenneté locale, de citoyenneté de l’entreprise, voire d’entreprise citoyenne, de citoyenneté dans l’environnement, de citoyenneté intercommunale, de l’éducation citoyenne, du citoyen de banlieue, de la vie citoyenne ou de la citoyenneté du monde ! On est ainsi dans un cercle de citoyenneté. » (Desmons, 2006 : 135).

Cette multiplication des acceptions et autres applications de la citoyenneté témoigne néanmoins d’un regain d’intérêt extraordinaire pour la compréhension du rôle de l’individu dans la communauté politique, qui se traduit par un renouveau considérable ces vingt dernières années dans les études politiques pour les réflexions relatives à cette notion. De multiples facteurs s’entremêlent pour bouleverser l’idée courante que nous nous faisons de la citoyenneté en contexte démocratique : l’essor de la mondialisation, la multiplication des flux migratoires, l’attention de plus en plus forte portée aux différences culturelles et ethniques et les diverses secousses qui en résultent à l’encontre du concept d’État-nation (Heater, 1999 : 2-3), tandis qu’au même moment nombre de gouvernements doivent faire face à une crise de la légitimité politique et à un désengagement civique de citoyens désillusionnés. Le débat en théorie politique s’en trouve décuplé. La citoyenneté devient plus qu’un enjeu théorique, et ceux qui s’affrontent à son sujet en ont bien conscience. Elle détermine des pratiques politiques et peut dès lors constituer un schéma théorique véhiculant une idéologie prête à dominer les discours et les actes.

Toutes ces approches concurrentes ont cependant souvent un point faible, c’est qu’en « formalisant l’appartenance d’un individu à une communauté politique » dans un cadre civique défini, elles prennent le phénomène comme s’il allait de soi, et en viennent assez vite à « masque[r] le sens qu’il a historiquement acquis. » (Magnette, 2001 : 6) On en vient aisément à réduire la citoyenneté à toute forme d’appartenance « à une communauté d’individus partageant des droits et devoirs et une conscience de groupe », ce qui peut « décrire un nombre illimité de situations sociales » (Magnette, 2001 : 7). Il convient donc de saisir la nature précise de cette notion en s’abstenant de tout usage métaphorique. Ceci est d’autant plus indispensable que la citoyenneté est une caractéristique centrale de la vie politique et sociale, et qu’il semble, dans les démocraties contemporaines, absolument inenvisageable de concevoir une communauté politique autrement qu’avec des membres disposant de droits et de devoirs, ainsi que d’un pouvoir de participer aux décisions collectives, quelles que soient les formes constitutionnelles que ces trois dimensions prennent. La difficulté première lorsqu’on aborde cette notion est donc de savoir s’il est possible d’en saisir l’essence quand en apparence elle aurait tendance à nous confronter au divers des expériences politiques vécues. Mais lorsqu’on y regarde de plus près et que l’on examine cette étrange constellation que recouvre la notion aujourd’hui, alors on se rend compte que l’unité recherchée est peut-être dans la problématique originelle de la philosophie politique que cette notion ne manque pas de charrier : comment l’un peut-il s’accorder avec le multiple (Platon, 1966) ?

1. Une longue histoire

On peut mettre en valeur deux périodes principales dans cette histoire : l’une, pré-moderne, se déroulerait de la démocratie athénienne à la Révolution française ; l’autre, moderne, couvrirait la période de la Révolution française à aujourd’hui (Riesenberg, 1992). Si on s’en tient aux principaux moments de la première phase, on peut insister sur l’existence, dès la Politique d’Aristote, d’une première détermination systématique de la notion, théorisant la pratique politique de la démocratie athénienne : le citoyen est celui qui a la capacité politique de participer aux délibérations des assemblées, d’exercer une fonction judiciaire et de défendre la cité comme soldat en temps de guerre. Si elle est exclusive et hiérarchique (car les étrangers, les esclaves et les femmes ne peuvent être citoyens), la citoyenneté n’en demeure pas moins originellement entendue comme participation à la vie commune de la cité, et cet engagement est pour l’homme, animal politique, la réalisation de son essence (Aristote, 1993 : 207).

L’héritage aristotélicien de la citoyenneté comme participation se retrouve dans l’humanisme civique de la Renaissance et tout particulièrement dans ce moment machiavélien qui court des cités florentines au républicanisme anglais (Pocock : 1997). Il est aujourd’hui repris par les théoriciens communautariens qui développent en termes contemporains l’idéal classique de participation démocratique et d’engagement civique en vue de contribuer au bien commun (Taylor, 1989 ; Sandel, 1999). Cependant, l’histoire de la citoyenneté républicaine a connu une évolution tout à fait singulière dans le contexte de la République romaine, et ses prolongements théoriques dans l’œuvre de Cicéron. C’est vers la liberté que celui-ci a fait en effet évoluer l’idée de citoyenneté. Dans la Rome républicaine, la citoyenneté est un métier vécu à temps plein et une manière de participer à la vie de la cité (Nicolet, 1976) dont le souvenir conserva un poids immense dans les esprits lettrés jusqu’aux Lumières. Le citoyen s’y définit en premier lieu comme homme libre, et il n’y a d’homme libre que dans le cadre d’un gouvernement libre et non-tyrannique capable de déterminer le bien collectif et les moyens d’y accéder. C’est donc la loi qui garantit cette liberté indissociable du devoir (Cicéron, 1991). La citoyenneté n’est alors autre que la liberté dont dispose l’individu dans la communauté politique en raison de son comportement civique vertueux. Nombres de commentateurs, au premier rang desquels Q. Skinner, ont vu dans cette tradition romaine basée sur la promotion de la chose publique par la vertu civique de ses membres l’influence véritable des courants de pensée républicains de Cicéron à Rousseau en passant par Machiavel (Skinner, Bock et Viroli, 1990 : 121-141 ; Skinner, 2002).

Mais ce paradigme républicain du vivere civile qui jusqu’à la fin du dix-huitième siècle était encore dominant, n’en fut pas moins fortement troublé par l’émergence rapide de la nouvelle civilisation marchande, de ses valeurs fondées sur la liberté de circuler et de posséder, et de sa logique des droits et du bonheur individuel. L’opposition entre richesse et vertu a été au cœur des débats effervescents de sociétés pour lesquelles le langage juridico-économique des droits individuels devenait de plus en en plus central au détriment du langage politico-moral de l’autonomie du citoyen dans un gouvernement libre (Hont et Ignatieff, 1983 ; Pocock, 1998), tout en laissant libre-cours à un anti-monarchisme qui exigeait un renouveau de l’idée de citoyenneté. L’inflation patente de la référence à l’individu comme principe premier de l’organisation politique, puisque c’est lui qui en raison consent au pacte social et à la logique d’obéissance aux lois qui en résulte nécessairement (Hobbes, 1996), accentuait cette tension depuis l’âge classique. La pensée des Lumières s’efforça de dépasser cette antinomie en articulant la sphère individuelle et la sphère collective. Un exemple éclatant à la veille de la Révolution française illustre ce mouvement propre à l’idée de citoyenneté : la définition que propose Diderot (1976) du « citoyen » dans l’Encyclopédie. Le citoyen est celui qui jouit des droits d’une société libre tout en obéissant aux lois que son appartenance à cette société implique :

« Le nom de citoyen ne convient ni à ceux qui vivent subjugués, ni à ceux qui vivent isolés » (Diderot, 1976 : 466).

Le citoyen n’est donc ni l’esclave ni le souverain. Mais Diderot va plus loin. Non seulement sa définition s’oppose à la réduction hobbesienne du citoyen au sujet, mais en plus elle la renverse, puisque le sujet n’est autre chose que l’envers du citoyen, l’obéissance n’ayant de sens que là où la liberté est assurée. Sa compréhension fine de la réalité individuelle qui se cache derrière tout citoyen le conduit à mettre également en valeur le concept d’égalité : les citoyens sont « tous également nobles », et l’égalité démocratique est à rechercher car « plus les citoyens approcheront de l’égalité de prétentions et de fortune, plus l’État sera tranquille » (Diderot, 1976 : 467).

Au lendemain de la Révolution française, Hegel proposa de résoudre définitivement ces tensions propres à l’idée de citoyenneté, en offrant l’explication la plus systématique et la plus aboutie, au § 261 des Principes de la philosophie du droit, de l’articulation des droits et des devoirs :

« L’individu, [qui est] sujet d’après ses obligations, trouve, en les remplissant en tant que citoyen, la protection de sa personne et de sa propriété, la prise en considération de son bien-être particulier et la satisfaction de son essence substantielle, la conscience et l’amour-propre [qui consistent à] être membre de ce tout » (Hegel, 1998 : 327).

Si dans l’éthicité hégélienne obligation et droit viennent se confondre car l’homme n’a de droit que pour autant qu’il a des devoirs et réciproquement, alors la citoyenneté constitue bien l’accès principal de l’individu à l’universalité qu’incarne l’État. La modernité politique n’allait cependant pas en rester là en complexifiant encore la notion de citoyenneté.

2. La citoyenneté moderne

On parle communément de « citoyenneté moderne » pour désigner la conception qui s’est développée dans les pratiques politiques des nations démocratiques occidentales depuis la fin du siècle des Lumières avec les révolutions américaine et française. Recueillant l’héritage des grands penseurs politiques occidentaux, les États-nations ont globalement défini la citoyenneté en articulant un double point de vue. La citoyenneté moderne a d’abord une dimension juridico-politique très nette. Depuis Bodin (1993), le corollaire fondamental du concept de citoyen est en effet celui d’État. Aussi, la citoyenneté moderne se définit en premier lieu à partir de son rapport étroit au couple liberté/autorité : le citoyen est l’individu dont la liberté est protégée par l’État auquel il obéit. La citoyenneté relève donc strictement de la sphère publique et exclut « la désobéissance pour des raisons personnelles » : elle « ne connaît que l’égalité devant la loi » (Freund, 1965 : 365-6). Dans cette conception classique du libéralisme politique, la citoyenneté ne relève donc en rien de supposées propriétés innées ou autres qualités morales, elle est un statut, collectivement délimité et réglementé : celui d’individus doués de raison qui voient dans l’État le protecteur de leurs droits, et le garant de la liberté individuelle partout où les lois n’obligent pas (Hobbes, 1971). Il faut ici souligner l’abstraction propre à la nature du citoyen qui en cela est irréductible à l’individu concret. Le citoyen n’est autre qu’un sujet de droit qui dispose d’un ensemble de droits et de libertés, civiles et politiques, en contrepartie des obligations qui lui sont imposées de ne pas enfreindre les lois et de participer aux efforts collectifs de la nation dont il est membre (Schnapper, 2000 : 9-10). Mais ce sujet de droit peut aussi être un acteur politique en tant qu’il participe de la souveraineté nationale. En cela, tout citoyen est membre d’une communauté idéale, la nation, qui transcende sa propre individualité et l’engage dans les choix collectifs (Schnapper, 1994), dont le système représentatif est l’application institutionnelle concrète la plus courante (Manin, 1995). Il semble qu’on puisse alors faire une distinction entre citoyen passif et citoyen actif (Sieyès, 1988 : 600), autrement dit entre « être un citoyen » (« to be a citizen »), c’est-à-dire jouir des droits du citoyen passif, et « agir en qualité de citoyen » (« to act as a citizen »), c’est-à-dire être pleinement engagé dans l’exercice des droits de participation politique qui constituent la citoyenneté active (Lister, 1997). Dès lors que les deux niveaux sont unifiés, la citoyenneté apparaît à la fois comme un principe rationnel d’organisation de la vie commune et de légitimation de la décision politique. Le rapport entre nationalité et citoyenneté détermine la panoplie des variations possibles de ces principes. Dans le cas français, on peut dire que c’est d’un même mouvement que l’acquisition progressive des droits et la participation de tous au destin collectif ont concrètement forgé depuis la Révolution française une conception de la nationalité absolument indissociable de celle de la citoyenneté, puisque la qualité de membre du corps politique national souverain est un préalable à l’acquisition de la citoyenneté, même si ce processus, d’hier à aujourd’hui, est loin d’être celui d’un déroulement téléologique et sans heurts (Nicolet, 1982, 2000 ; Jaume, 1989 ; Rosanvallon, 1992 ; Le Cour Grandmaison, 1992 ; Duchesne, 1997 ; Weil, 2002 ; Colas, 2004 ; Monnier, 2006).

La seconde dimension de la citoyenneté moderne est économico-sociale. Marshall (1950) est le premier à avoir clairement mis en valeur que la notion de citoyenneté ne pouvait être vraiment comprise si on n’ajoutait pas aux droits civils et politiques garantis par les États libéraux l’ensemble des droits sociaux sans lesquels les premiers ne sont que pure abstraction – notamment dans le contexte, courant dans les sociétés modernes, d’un contrôle de l’État démocratique par la classe dominante (Marx, 1968). L’exercice réel de la citoyenneté implique donc que les conditions de vie des citoyens tendent suffisamment vers le bien-être pour rendre concrets les principes de liberté et d’égalité que le droit énonce. L’État ne peut se contenter d’un rapport de protection avec ses citoyens, il doit aussi favoriser la cohésion sociale et contribuer à subvenir aux besoins de chacun grâce à une politique sociale de redistribution des richesses et de réduction des inégalités. La composante sociale assure donc à tous les citoyens « de mener une vie civilisée en vertu des standards en vigueur dans la société » (Marshall, 1950 : 11, traduit par Magnette, 2001 : 2). On retrouve ici le langage de l’État social, mis en pratique depuis les années 1950 :

« Dans le langage d’aujourd’hui, empreint des ambitions d’égalité sociale de l’État-Providence, le concept de citoyenneté incorpore les droits sociaux, et intègre le sentiment d’appartenance à une communauté sociale. L’État n’est plus seulement le lieu où se construit la volonté générale mais aussi un patrimoine commun, dont tous les citoyens sont à la fois les débiteurs et les créanciers. La dichotomie de l’État et de la société civile est estompée depuis que les biens sociaux font l’objet de négociations politiques. Le compromis historique de l’État-Providence fut de ramener le social dans le giron de la loi, d’en faire une matière de la souveraineté populaire au lieu de l’en exclure comme les libéraux l’exigeaient. L’égalité politique ne s’est pas traduite en égalité sociale, mais elle a permis aux travailleurs d’agir sur l’inégalité sociale en tant que citoyens » (Magnette, 2001 : 260).

Si la citoyenneté moderne rend donc possible une résolution des contradictions entre la société civile et l’État et s’efforce par le biais de sa dimension sociale de « civiliser le capitalisme », il semble néanmoins que l’inflation contemporaine du substantif « citoyenneté » et du qualificatif « citoyen » soit étroitement liée à la vielle incompatibilité entre la citoyenneté et le marché. On essaie de camoufler les multiples fragmentations politiques et autres dislocations sociales en s’efforçant de retrouver le citoyen partout, mais cela ne parvient en rien à résoudre les tensions apparues avec le développement du capitalisme mondialisé qui semblent contrevenir aux principes les plus élémentaires de l’organisation rationnelle d’une pratique citoyenne. Le cadre national est particulièrement mis en question au motif que l’État – que l’on cherche à réduire comme peau de chagrin – ne pourrait plus satisfaire isolément les revendications en faveur des droits sociaux et que la gestion des inégalités devrait relever d’une gouvernance internationale, ce qui n’est pas sans lien avec la crise de la participation civique. Face à ces difficultés nouvelles, de nombreux auteurs développent une conception post-moderne de la citoyenneté qui s’attacherait aux principes démocratiques qu’elle véhicule plus qu’aux réalités politiques auxquelles elle est liée afin de mettre en avant la dimension émancipatrice de la notion, qui passe le plus souvent par sa prise d’indépendance à l’égard de l’État libéral moderne (Faulks, 2002). À l’ère globale, on rêve la citoyenneté « deterritorialisée » (Delanty, 2000) et « multiple » (Heater, 2004 : 321 et suivantes). Or, face aux bouleversements contemporains, doit-on nécessairement rejeter le cadre conceptuel de la citoyenneté moderne pour sauver la notion de citoyenneté elle-même ?

3. Enjeux post-modernes

Incontestablement, la particularité du monde contemporain semble être la multiplication des « exigences de citoyenneté » (Hampsher-Monk, I. et Mckinnon C., 2000), en raison de l’extension possibles des droits et obligations en-deçà et au-delà de l’État libéral et des formes de communautés politiques aux frontières de plus en plus insaisissables. La citoyenneté n’est plus une qualité juridique attachée à une identité politique, elle devient de plus en plus une expression quantitative de droits. On peut mettre en évidence deux requêtes principales, la première, plus locale, liée à la prise en considération du fait du pluralisme, la seconde, plus globale, liée à la prise en considération du caractère mondialisé des problématiques contemporaines. Les deux semblent mettre en crise la réduction de la citoyenneté aux limites de la nation.

Les défenseurs d’une politique de la différence et d’une conception multiculturaliste de la communauté politique remettent en question l’abstraction propre à la citoyenneté moderne, incapable à leurs yeux de répondre aux attentes du monde contemporain, et notamment au pluralisme des appartenances culturelles et sociales inhérent aux sociétés politiques. L’individu ne peut être uniquement conçu comme membre d’une société politique particulière, ses appartenances sont multiples, son identité plurielle. Si toute démocratie de type libéral a pour vocation de dire le juste, mais de laisser aux individus le libre choix de ce qu’ils considèrent comme bon, alors il faut qu’elle favorise au maximum l’expression des identités singulières afin d’éviter le repli des citoyens sur leurs propres particularismes au détriment de la vie collective. Cela implique tout particulièrement de redéfinir la citoyenneté, couramment ordonnée à la norme culturelle majoritaire, en reconnaissant les revendications des citoyens appartenant aux minorités culturelles. À l’inverse de la conception universaliste de la citoyenneté moderne, une citoyenneté multiculturelle est celle qui attribue des droits spécifiques aux minorités afin de garantir réellement la liberté des individus (Kimlicka, 2001).

La seconde exigence a une dimension universaliste conformément à l’idée classique de citoyen du monde. Elle demande que la citoyenneté soit élargie à l’échelle du monde, seule capable de nous offrir la perspective adéquate pour résoudre les problèmes globaux qui s’imposent à l’humanité. Deux formes présentes de ce cosmopolitisme d’un nouveau genre sont particulièrement actives. L’une, d’orientation écologiste, évoque une citoyenneté mondiale pour faire face à la crise planétaire qui ne cesse de s’accentuer et préserver la communauté de destin humaine dans sa globalité et la terre comme territoire et comme patrie (Morin et Kern, 1993). L’autre, d’inspiration néo-marxiste, répond à la globalisation des échanges économiques et financiers par la globalisation des luttes sociales et politiques. La citoyenneté devient mouvante et avant tout résistante, s’opposant au libéralisme étatique comme au libéralisme économique, et ses défenseurs promeuvent un programme politique articulé autour d’un certain nombre d’exigences comme l’attribution de droits de citoyenneté à tout travailleur étranger dans le pays où il travaille, le « revenu garanti pour tous » ou encore le « droit à la réappropriation » (Hardt et Negri, 2000 : 480 et suivantes).

Au fond, avec la citoyenneté multiculturelle comme avec la citoyenneté mondiale, la problématique semble bien toujours d’articuler l’universalité abstraite propre à l’idée de citoyenneté et la réalité plurielle et complexe que cette universalité ne parvient pas à subsumer – ou pour le dire dans les catégories classiques de la philosophie politique, l’un et le multiple. Face à ces tensions qui tendent à fragmenter de plus en plus le concept de citoyenneté, nombreuses sont les tentatives destinées à retrouver un concept unifiant la diversité des revendications tout en prenant en considération les moyens de leur satisfaction. Dans le contexte continental et face au poids historique des nationalismes dans l’histoire européenne, Habermas a particulièrement rénové les études politiques consacrées aux questions identitaires avec son concept de « patriotisme constitutionnel ». Il s’agit de séparer l’identité nationale et ses attachements affectifs, culturels, linguistiques, territoriaux, historiques, de l’idée de citoyenneté. La citoyenneté se voit alors détachée de la nationalité et conférer une dimension purement abstraite puisque c’est aux seuls principes juridico-politiques communs tels que l’État de droit et les institutions démocratiques que doit être rattaché l’élan patriotique du citoyen (Habermas, 1990 : 238). Il serait alors envisageable que les États, à tout le moins dans le contexte européen, garantissent des droits aux minorités à condition que celles-ci consentent à défendre elles aussi ces principes (Habermas, 2000). La notion de « citoyenneté européenne » se définirait aussi aisément dans ce cadre théorique et, plus largement, en universalisant cette conception originale de la citoyenneté, il serait alors envisageable de la concevoir comme définitivement « post-nationale », puisque la défense de principes rationnels communs deviendrait l’unique élément qui formerait moralement – bien plus que politiquement – la communauté des citoyens (Ferry, 2000).

4. Retour à la citoyenneté républicaine ?

La difficulté d’une telle abstraction est cependant qu’elle ne peut s’empêcher, elle aussi, de nier que l’État-nation puisse continuer de constituer une réalité politique tandis que le postulat de son dépassement nécessaire semble loin de faire l’unanimité (Schnapper, 1994 ; Miller, 2000 ; Taguieff, 2005 ; Desmons, 2006 : 85-113 ; Manent, 2006). Mais peut-être qu’un tel mode de penser tient au fond à la manière dominante de considérer aujourd’hui la citoyenneté à l’aune du paradigme libéral, que l’on peut résumer à l’idée que les individus ont des droits que la communauté politique a pour fonction de préserver (Spitz, 1995). Or les adversaires de ce paradigme, qu’ils défendent une perspective de type socialiste ou conservatrice, ne manquent jamais une occasion de s’y enfermer. Le débat sur la liberté négative inauguré par Berlin en est une bonne illustration puisque ses adversaires se sont le plus souvent contentés de défendre une conception positive de la liberté, autrement dit de prouver par leur opposition que le schéma de pensée libéral défendu par Berlin était le bon (Spitz, 1995). Or, comment éviter un tel enfermement ?

Focaliser la citoyenneté sur le seul langage juridique des droits conduit à mettre complètement de côté la tradition civique, fondée sur la participation politique et la défense de la liberté collective. Si l’on accepte de réviser ce point de vue à l’aune de l’héritage républicain (Skinner et Van Gelderen, 2002), il devient concevable de retrouver dans la philosophie républicaine un contrepoint à ce paradigme dominant grâce à un ensemble de principes rationnels, adaptés au monde contemporain, constitutifs d’une citoyenneté conçue comme idéal-type vers lequel toute communauté politique, quelle que soit sa forme et son contenu, peut se proposer de tendre (Maynor, 2003 ; Pettit, 2004). Dans une telle perspective, trois idées fondamentales se dégagent tout particulièrement pour définir ce que l’on peut universellement entendre derrière l’idée de citoyenneté. La première idée est que la citoyenneté n’est envisageable que dans un contexte politique qui exclut par nature toute forme de domination, esclavage et autre servitude arbitraire : pour être citoyen, il est requis que l’individu ne soit lié à rien d’autre que l’ensemble des lois d’un gouvernement libre dont il reconnaît la légitimité politique (Skinner, 1991 ; Pettit, 2004). La deuxième idée est que l’on ne peut concevoir la citoyenneté que dans le cadre d’une articulation entre liberté et justice (Spitz, 1995 ; Rousseau, 2001) : un citoyen n’existe pas seul mais à travers la reconnaissance par ses concitoyens de sa propre citoyenneté, à savoir de sa liberté et du devoir qui s’impose à eux de la respecter. La troisième est que la citoyenneté n’est rien sans l’engagement rationnel et de plein gré de tous les citoyens d’une communauté donnée à en promouvoir les valeurs collectives par la vertu propre à l’obéissance, l’éducation et la participation : le citoyen doit prendre ses devoirs au sérieux autant qu’il le fait pour ses droits (Oldfield, 1990 ; Skinner, 1991). Loin d’un simple retour à la citoyenneté des anciens, ou d’une réprobation d’une vision post-moderne, il s’agit d’une conception de la citoyenneté engagée dans le devenir d’une communauté politique singulière qui insiste sur le fait que n’étant rien de naturel, la citoyenneté requiert un effort individuel et collectif.

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Mots clés : contrat social – communauté – démocratie – devoir – esclavage – État – individu – liberté – nation – peuple – représentation – républicanisme – souveraineté – sujet de droit.

Comment citer cet article :

Miqueu, Christophe (2008), « Citoyenneté », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article102

24 Mart 2008 Pazartesi


Les tâches de la philosophie politique


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Les tâches de la philosophie politique

• HISTOIRE, DROIT, POLITIQUE

Généalogie de la modernité

Les trois révolutions du politique

• DE L’HISTOIRE AU DROIT

Les raisons d’un retour

Une fonction de rattrapage

• DU DROIT AU POLITIQUE

La leçon des totalitarismes

Un dévoilement par l’évanescence

La nature de la démocratie

La nature du politique

La question n’est pas de celles que l’on s’adresse spontanément à soi-même. Vous êtes sollicités d’y répondre ou vous n’y réfléchissez même pas.

C’est le cas. La question m’a été posée, en l’occurrence, par les animateurs du Collège de philosophie, dans le cadre d’un passage en revue du paysage philosophique actuel. Je me suis rendu volontiers à leur invitation, cela dit, parce qu’elle m’obligeait à sortir de mon sillon et à me situer au milieu d’un cadastre compliqué. Même si l’on doit refuser le tableau proposé, on aura du moins une carte d’ensemble par rapport à laquelle s’orienter. L’utilité de l’instrument n’est pas à démontrer, et les propositions ne sont pas si nombreuses.

Conformément aux règles de l’exercice, je m’efforcerai de donner une vue impartiale et compréhensive de ce qui se fait en matière de philosophie politique. J’avancerai, en même temps, une vue plus personnelle de ce qui me semble à faire. Je plaiderai pour la tâche que doit plus particulièrement se proposer la philosophie politique, à mon sens, compte tenu de la situation qui est la nôtre, en la situant par rapport aux autres tâches qu’elle poursuit légitimement.

Pourquoi la philosophie politique ? On lui reconnaît volontiers une actualité, qu’elle aurait conquise petit à petit au cours des vingt ou trente dernières années. Que peut vouloir dire une telle actualité ? La politique est un trait permanent de la condition humaine. En ce sens, depuis qu’il y a philosophie, il y a philosophie politique. Il y a au minimum des propos de philosophes sur la politique. Il faut parler d’une inactualité de la philosophie politique, sous cet aspect. Elle n’empêche pas qu’il y a des moments où la philosophie politique acquiert un relief, une urgence, une centralité, une correspondance ou une consonance plus marqués avec les interrogations collectives. Il y a de bonnes raisons de penser que nous nous trouvons, en effet, dans un tel moment.

Écartons tout de suite le cliché facile selon lequel il s’agirait d’une « mode ». La durée, le caractère diffus et très modérément grand public du phénomène suffisent pour tordre une bonne fois le cou de ce piètre canard.

On a affaire à une inflexion intellectuelle en rapport avec les évolutions de nos sociétés depuis la crise économique des années soixante-dix. Elle a directement à voir avec les transformations sociales et la métamorphose idéologique que l’on peut observer depuis lors. Trois traits paraissent plus particulièrement à retenir.

L’actualité de la philosophie politique, pour commencer, a un lien flagrant avec le dépérissement de l’idée révolutionnaire, la remise en question du marxisme et la percée politique de l’antitotalitarisme. La chose, j’imagine, ne sera disputée par personne. Mais ce sont les conséquences de fond de ce basculement idéologique qui sont à considérer. Il impose à l’attention de tous la question surgie avec les régimes totalitaires : le marxisme ne rend pas compte de ce qui s’est établi en son nom. Comment rendre compte de la forme politique construite sous l’égide du matérialisme historique et qui a l’intéressante propriété d’en démentir les prémisses ? Corrélativement, comment penser la démocratie comme fait politique si elle ne se dissout pas dans l’économie capitaliste et dans les rapports de force de la société bourgeoise ? Interrogations bien connues, mais rarement soutenues, ce pourquoi je me permets de les rappeler. Si l’on doit se débarrasser définitivement et radicalement du marxisme, que met-on à la place ? C’est de cette inquiétude qu’est d’abord faite la conjoncture de la philosophie politique.

Il est à noter ensuite qu’elle accompagne un aspect frappant de la transformation de nos sociétés depuis une trentaine d’années : la montée du droit. Une montée idéologique – il n’est que de penser aux droits de l’homme. Une montée pratique, confiant un rôle de plus en plus étendu à la régulation juridique. Une montée politique qui ne se réduit pas à l’ascendant conquis par les cours constitutionnelles, mais qui concerne plus largement la place dévolue au contrôle et à l’arbitrage judiciaire par rapport au processus politique. Cette montée du droit est sociologiquement liée à l’affirmation de l’individu.

Intellectuellement, enfin, l’actualité de la philosophie politique doit beaucoup à la crise des sciences sociales, à la crise du concept de société, de ses pouvoirs explicatifs et de ses capacités à guider l’action publique.

Il en résulte une résurgence du point de vue normatif dont l’objectivisme des sciences sociales prononçait la disqualification. Nous voyons renaître le point de vue moral comme le point de vue de la légitimité prescriptive.

On revient à l’interrogation sur ce que les choses doivent être en raison et en droit.

HISTOIRE, DROIT, POLITIQUE

J’aurai en fait à parler de trois choses : d’histoire, de droit et de politique au sens strict – en termes plus développés et plus explicites : d’histoire de la philosophie politique, dans ses liens avec l’histoire tout court, puis de philosophie du droit politique, et, enfin, d’application de la philosophie à la chose politique.

J’examinerai, en premier lieu, à quelles conditions l’histoire de la pensée politique qui se fait de toute façon, par la vitesse acquise de l’institution, pourrait acquérir sa signification ou sa portée véritables, et à partir de quelles questions.

J’essaierai, en deuxième lieu, de comprendre la signification du phénomène central que représente la renaissance du droit politique dans la période récente, puisqu’aussi bien c’est cette théorie du droit politique qui constitue le gros de ce qu’on met sous le nom de philosophie politique. Pourquoi le problème de la fondation en droit de l’ordre politique revit-il aujourd’hui ?

Qu’est-ce que cela veut dire ? Quels sont les apports de cette démarche fondationnelle ? Que peut-on en attendre ? Quelles sont ses limites ?

Je plaiderai, en troisième et dernier lieu pour une philosophie du politique, la branche de loin la moins représentée dans la production, la filière minoritaire du domaine, et pourtant, à mon sens, à la fois la plus nécessaire civiquement, et plus féconde philosophiquement.

Généalogie de la modernité

Impossible de ne pas remarquer tout de suite que ces trois entrées correspondent à ce que nous pouvons repérer, d’emblée, comme les trois grandes nouveautés caractéristiques de la modernité dans le domaine politique. Trois nouveautés qu’il est possible et commode de raccrocher aux trois noms de Machiavel, de Hobbes et de Hegel – trois noms d’initiateurs et, partant, trois noms à valeur de symbole. La modernité commence, en effet, avec l’irruption d’une vue réaliste de la chose politique au XVIe siècle; elle se marque dans l’apparition d’un nouveau regard sur la réalité de la politique, à la mesure d’une réalité politique nouvelle. La modernité passe, ensuite, par l’introduction, au XVIIe siècle, d’une démarche nouvelle de fondation en droit de l’ordre politique, sur la base d’une conception du droit elle-même essentiellement renouvelée. La modernité consiste enfin dans l’émergence, début XIXe siècle, du point de vue de l’histoire, point de vue qui modifie entièrement le statut et l’intelligence du politique – doublement, d’abord en faisant du politique un problème à résoudre dans et par l’histoire, ensuite en soumettant le politique à une critique radicale au nom de l’illusion qu’il représenterait.

Si je procède à ce rappel, c’est afin de débanaliser mon premier point, autant que faire se peut, de lui ôter ce qu’il a de trop prévisible et ce qu’il peut paraître annoncer d’académisme stérile. Il faut pourtant bien en passer par là : la première tâche de la philosophie politique, c’est de faire sa propre histoire. On s’en doute, ne manquera-t-on pas de me dire. On ne le sait même que trop, en particulier dans une université française, qui tend à confondre philosophie et histoire de la philosophie, et qui n’a enfourché le cheval de la philosophie politique, depuis peu, que pour l’empailler aussitôt, en s’empressant de réduire l’entreprise à l’étude des auteurs et des œuvres– et encore, d’un corpus d’auteurs et d’œuvres soigneusement délimité comme corpus légitime, selon des critères très contestables.

C’est contre cette pente fatale qu’il est utile de rappeler les raisons que nous avons de nous intéresser à cette histoire, les questions vives qu’elle soulève et les enjeux qui s’y attachent. Au demeurant, la tâche est peut-être plus facile sur ce terrain qu’un autre. L’histoire de la pensée politique est somme toute moins menacée d’oublier sa raison d’être, peut-on croire, que l’histoire de la philosophie en général. Il est sans doute plus difficile d’oublier pourquoi nous en faisons et ce en quoi nous en avons besoin. Elle paraît moins exposée au risque de s’ossifier en devenant une fin routinière en soi.

Il ne suffit pas, cela dit, de déplorer cette involution aberrante qui étouffe la pensée vivante sous la mémoire antiquaire. Il faut comprendre les raisons auxquelles elle obéit, qui sont puissantes. Elle est la rançon de ce que notre situation intellectuelle a de plus spécifique par rapport à celle de nos devanciers. Nous ne sommes plus capables d’accéder à nous-mêmes, à notre identité, à la vérité de notre condition que par le détour du passé dont nous sortons et dont nous nous éloignons. Une situation inédite dont nous sommes loin d’avoir pris la mesure et qui ne cesse de nous jouer des tours. J’en prends un exemple approprié à notre sujet. Il m’est fourni par l’un des courants intellectuels les plus influents de la philosophie politique d’aujourd’hui, le courant issu de Leo Strauss. Ses représentants nous exhortent à nous délivrer de l’illusion moderne de l’histoire pour retrouver la vérité de la nature en politique dont les anciens auraient su capter le secret. Ils n’en passent pas moins leur vie, par une admirable contradiction, à nous relater en grand détail les voies par lesquelles s’est joué historiquement cet exil de la nature. Ils dénoncent l’histoire, et ils ne font que de l’histoire. Ils sont en cela bel et bien modernes, quoi qu’ils en aient et quoi qu’ils disent. Alors, autant l’être en sachant qu’on l’est et en s’efforçant de l’être de manière conséquente. Il nous faut apprendre à assumer en conscience ce nouvel élément où notre réflexion est contrainte d’évoluer et qui nous distingue inexorablement de nos prédécesseurs. C’est pour n’avoir pas réfléchi suffisamment à ses impératifs et à ses pièges que nous en subissons les expressions pathologiques. Faute d’une juste appréciation de ses ressources et de ses difficultés, nous sommes ballotés entre l’hypermnésie et une amnésie réactive. D’un côté, nous sommes en proie à un souci du passé qui écrase le présent, mais de l’autre côté, à mesure que le poids du passé s’accuse, que le musée, la bibliothèque, les archives gagnent en extension, la tentation grandit de vivre sans eux et de faire comme s’ils n’existaient pas. Jamais nous n’avons été aussi obsédés par le passé; jamais nous n’avons pu vivre à ce point dans le présent comme si nous n’avions pas de passé. Si, en de certains lieux, le passé menace de remplacer le présent, en d’autres, la menace est plutôt de vivre dans un présent sans passé. Les deux périls font système.

Dans le cas de l’histoire de la philosophie politique, peut-être avons-nous une chance plus grande qu’ailleurs d’échapper à cette double malédiction. Parce que, contre l’obsession antiquaire, le souci du présent y est plus fort et plus facile à plaider qu’ailleurs. Parce que, contre l’enfermement dans le présent, la dimension généalogique y est plus tangible qu’ailleurs :

ce qui nous tourne vers la pensée du passé, c’est l’indispensable recherche de nos commencements.

Nous vivons dans des régimes qui ont la particularité de se réclamer d’une légitimité qui n’est ni traditionnelle, ni naturelle, ni transcendante.

Ce ne sont ni les ancêtres, ni l’ordre cosmique des choses, ni les dieux qui nous dictent nos lois. Depuis deuxsiècles, pas davantage, temps très court à l’échelle des cinq millénaires documentés par l’écriture, pour s’en tenir à eux, nos régimes présentent cette singularité, non seulement d’avoir leur physionomie fixée dans des constitutions écrites, mais surtout de se réclamer de principes de droit, de s’appuyer sur des normes juridiques qui font de la volonté humaine le ressort du lien politique.

Une situation historique qui possède cette originalité supplémentaire de nous renvoyer à une genèse livresque – grande différence, soit dit au passage, avec les anciens. La pensée politique a anticipé sur l’histoire réelle.

Elle a préparé cette révolution dans la légitimation. De Grotius à Rousseau, on voit se déployer sur un siècle et demi une problématique des droits des individus et de l’ordre politique juste devant découler de ces droits subjectifs qui a fini par sortir des livres pour se faire histoire effective. À partir des révolutions des droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle, la refondation en droit de la communauté politique méditée par les théoriciens entre dans les mœurs et les données de nos sociétés. Il a fallu deux siècles pour que cette incarnation s’opère pleinement, mais nous y voici parvenus.

C’est la marque distinctive de notre présent.

Il s’ensuit naturellememnt un triple chantier problématique.

1. Comment ces démarches et pensées de la fondation sont-elles nées, avec leur charge de rupture ? Il paraît difficile, dès à première vue, de les isoler de ce que l’âge politique moderne amène de réalités politiques nouvelles : d’abord un nouveau rapport de la religion avec la politique, à partir de la réformation de Luther ou parallèlement à elle, comme dans le cas de Machiavel; ensuite une consistance nouvelle des États souverains au-dedans et au-dehors. Elle se forge en réponse aux défis des guerres de religion, au-dedans; elle s’affirme en réponse aux défis de la révolution militaire et de la politique d’équilibre des puissances, au-dehors.

2. Comment ces pensées de la fondation ont-elles trouvé à s’incarner, dans le sillage des révolutions américaine et française qui mettent leurs principes à l’ordre du jour, à la fin du XVIIIe siècle ? Par quels chemins sont-elles entrées dans la réalité au XIXe siècle et jusqu’à nous, cela dans des conditions hautement paradoxales, puisqu’au travers d’un élément, l’histoire, qui paraît d’abord en démentir, voire en ruiner sans appel, l’ambition rationalisatrice ? Dans un premier temps, l’histoire, telle que sa conscience s’impose à compter du début du XIXe siècle, semble porter avec elle la dénonciation du droit, en tout cas dans ses ambitions fondatrices. S’il y a histoire, alors il n’y a pas de fondation en droit possible, le droit étant lui-même une création de l’histoire. Au bout de deuxsiècles, nous voici arrivés à une intéressante inversion de problématique : c’est le droit, matérialisé dans sa portée fondatrice, par l’histoire, qui en vient à dénoncer l’illusion de cette dernière. Mais au prix de quelles altérations cette concrétisation des droits de l’homme s’est-elle effectuée ? Jusqu’à quel point est-elle devenue effective ?

3. Cette généalogie directe appelle, au-delà, une réflexion sur notre situation et sur nos origines de plus vaste portée historique. En quoi au juste cette situation moderne et contemporaine qui est la nôtre nous éloigne-t-elle ou nous sépare-t-elle de nos plus lointains ancêtres, grecs et romains ? Car, pour très inédite qu’elle soit, cette situation qui est la nôtre ne fait pas perdre toute pertinence aux auteurs anciens, bien au contraire. Si nous sommes aujourd’hui, par un côté, dans le moment où les droits de l’homme sont devenus pour de bon la pierre de touche de la légitimité politique, par l’autre côté, nous pouvons aussi bien dire que nous sommes au moment où la politique d’Aristote acquiert une nouvelle pertinence à nos yeux. C’est un élément de notre réalité, qui justifie jusqu’à un certain point – tout étant dans la mesure de ce point – les « retours aux anciens », contre les illusions modernes, proclamés et mis en œuvre par quelques éminents auteurs. Notre généalogie est double. Nous procédons de deux commencements, un commencement interrompu, le commencement antique – lui-même double, et fort complexe, en sa dualité d’aspect – et puis un second commencement, avec lequel nous sommes en continuité, le commencement moderne, qui reprend maints éléments du premier, mais qui les change profondément et qui introduit à côté d’eux des éléments essentiellement nouveaux, qui nous emmènent très loin des anciens et de leur intelligence de la chose politique et juridique, mais sans cependant couper tous les ponts avec eux. Toute la question étant, dès lors, de faire le départ entre provenance et réinvention, entre ce qui nous arrive d’eux directement ou indirectement, mais selon toutefois un fil continu, et ce qui fait que de l’intérieur de notre monde dans ce qu’il a de plus éloigné du leur, nous retrouvons les anciens.

Les trois révolutions du politique

En d’autres termes, l’enjeu central de l’histoire de la philosophie politique, c’est la mesure de la modernité, en elle-même et par rapport à ses précédents. C’est maintenant vers cette mesure interne que je voudrais me tourner, après avoir décrit le déploiement des interrogations généalogiques qui surgissent du plus simple constat que nous puissions faire relativement à la singularité de notre condition politique. Nous évoluons à l’intérieur d’un ordre constitutionnel-légal. La politique se présente à nous comme encadrée et réglée par des normes juridiques bien définies. De là toute une série de questions relativement au contenu de ces normes, à l’installation de cette situation et à son originalité en regard des périodes antérieures de l’histoire. On pourrait prolonger ces observations par quelques réflexions supplémentaires relativement aux conditions de l’exécution. De par son objet, cette anamnèse soulève quelques exigences de démarche et de méthode qu’il n’est pas inutile de souligner. Je les laisserai provisoirement de côté, pour me concentrer sur l’inventaire systématique de la modernité politique. Celui-ci nous y ramènera obliquement. En évoquant ce que recouvrent les trois noms de Machiavel, de Hobbes et de Hegel, nous aurons inévitablement à indiquer une manière de traiter leurs œuvres et de les inscrire dans leur temps. Il n’y aura pas besoin de beaucoup y insister pour faire ressortir qu’une certaine mise en contexte des œuvres paraît la condition pour leur faire rendre la plénitude de leur sens, mais pas n’importe quelle mise en contexte.

La modernité politique se déploie en trois « vagues », en effet, pour reprendre l’expression fameuse de Léo Strauss en lui donnant un autre contenu. Pour le dire autrement, elle prend la forme de trois révolutions du politique qui vont successivement introduire des nouveautés décisives en matière, pour commencer, de concepts de la politique, puis en matière de justification de la politique, enfin en matière de milieu dans lequel se donne et se réalise la politique.

1. Première vague, donc, celle que nous pouvons identifier au nomsymbole de Machiavel, soit ce qui est communément reconnu comme l’apparition d’une politique pure, une politique réalistement regardée en elle-même et sans autre fin qu’elle-même, hors de toute considération religieuse et morale. En fait, il faut tenir l’irruption du « réalisme » machiavélien pour le premier moment ou pour l’enclanchement d’un vaste mouvement de redéfinition du politique qui traverse tout le XVIe siècle et qui court jusque loin avant dans le XVIIe siècle. Un mouvement qui se déploie parallèlement à la révolution religieuse du XVIe siècle – la réformation de Luther est exactement contemporaine de la rédaction des œuvres politiques majeures de Machiavel. Le Prince et les Discours sont écrits entre 1513 et 1519. Luther affiche ses thèses à Wittenberg en 1517. Un mouvement qui va trouver sa forme finale en incorporant dans la définition du politique les fruits de la révolution théologique dont il est contemporain, à la faveur d’une situation qui mérite d’être tenue pour la matrice de la conscience moderne. En face des divisions religieuses introduites par la Réforme et des situations de guerre civile qui en résultent, s’affirme un parti des « politiques » – et l’on peut bien dire un parti du politique, au sens de la prééminence du politique sur la religion –, parti pour lequel l’autorité souveraine s’impose comme la seule chance de paix. Le « magistrat civil », le monarque, le prince, bref le pouvoir politique, comment qu’il se présente et comment qu’on l’appelle, doivent passer au-dessus des autorités ecclésiastiques et se subordonner les « choses sacrées ». En quoi la révolution religieuse du début du XVIe siècle se prolonge, à la fin du XVIe siècle, dans une révolution religieuse du politique dont sont issus les concepts politiques spécifiquement modernes, à commencer par le concept cardinal d’État. L’État émerge comme notion en tant qu’État de la raison d’État, c’est-à-dire l’État fondé à se soumettre la religion. C’est au titre de ce rôle qu’il se définit par la souveraineté. Il est doté d’une suprématie métaphysiquement absolue, à l’échelle de la sphère humaine, puisqu’elle commande même aux ministres du divin.

La première mesure de la modernité consiste ainsi dans la mesure de l’inédit dans la mise en forme du politique dont la décantation s’opère autour de 1600 et qui achève de prendre corps vers 1650. Elle passe en particulier par la mesure de l’inédit des notions qui servent à désigner et à penser ces figures émergentes du pouvoir et du commandement.

2. Deuxième vague, celle que je rapportais au nom de Hobbes, plus décisif que celui de Grotius, qu’il serait aussi légitime d’employer, d’un point de vue historique. Deuxième vague étroitement dépendante de la première.

C’est une fois qu’on a éclairci le surgissement de l’État souverain de droit divin, de l’État de la raison d’État, au sortir de la révolution théologico~politique du XVIe siècle, que l’on comprend comment se déclare un problème de légitimité de ce nouvel ordre politique. L’invocation d’un religieux d’audelà des religions constituées n’y suffit pas. Le nouvel ordre demande à être étayé par en bas; il exige une nouvelle fondation en droit. C’est à ce problème que va répondre le déploiement du droit naturel moderne. On peut parler, à propos de cette entreprise, d’une révolution juridique du politique, puisqu’il va s’agir de redéfinir entièrement le lien politique sur la base d’une nouvelle source et norme du droit, la source constituée par les droits subjectifs des individus.

Hobbes introduit un nouveau principe de composition, en droit, de toute communauté politique concevable, qui se résume en une très simple proposition : il n’y a que des individus. C’est à partir de ce principe qu’il faut penser la genèse juridique du politique. Ce principe de composition emporte comme sa conséquence capitale la subjectivation du domaine politique. On a enfermé, en général, l’avènement moderne du sujet dans le domaine de la connaissance. Il ne concerne pas moins, en réalité, le domaine de la politique. L’enjeu philosophique du droit naturel moderne, de Grotius et Hobbes à Rousseau et à Hegel, va être la redéfinition du politique selon le sujet, doublement, du côté de l’élément politique, le citoyen, sous l’aspect du sujet de droit individuel, mais aussi du côté de l’ensemble politique, de la communauté politique, sous l’aspect du sujet politique collectif. C’est cette double détermination qui va constituer l’originalité de la démocratie des modernes par rapport à ses précédents antiques.

3. Troisième vague, celle que je liais au nom de Hegel et qui correspond à ce formidable événement dont nous n’avons qu’à peine encore effleuré les conséquences : l’apparition d’un nouvel ordre de réalité pour la conscience humaine, l’histoire. Elle s’effectue en peu d’années, quelque part autour de 1800. Hegel est le premier à lui donner son expression pleinement développée en théorie. Mais il faut préciser aussitôt que l’on ne tient avec Hegel qu’un commencement. Il y a un déploiement continué de l’idée d’histoire au-delà de Hegel. Il y a une histoire de l’élargissement et de l’approfondissement de la conscience historique, au XIXe et XXe siècle, qui reste à écrire.

L’apparition de l’histoire modifie entièrement, de nouveau, le statut du politique et la manière de le considérer, de telle sorte que nous pouvons parler d’une révolution historique du politique. Il est spécialement nécessaire d’en prendre une exacte mesure, parce qu’elle est le facteur qui conditionne de la manière la plus directe et la plus lourde, aujourd’hui, le problème philosophique du politique.

Pour résumer son impact d’une phrase : l’irruption du point de vue de l’histoire entraîne la secondarisation du politique. Le droit naturel moderne, la philosophie individualiste et artificialiste du contrat, en dépit de la rupture qu’ils représentent, restent en continuité avec la pensée ancienne sur un point crucial. Ils reconduisent la présupposition du primat explicite du politique.

Le point de vue du politique est le point de vue de l’organisation d’ensemble de la communauté humaine. Si l’on veut penser une communauté humaine comme telle, il faut l’appréhender sous l’angle du politique, qui est l’élément au travers duquel elle s’ordonne et se définit. L’histoire amène avec elle une nouvelle notion englobante du collectif humain. Le concept de société s’impose en lieu et place de celui de corps politique. Au sein de la société, le domaine politique ne représente plus qu’un secteur particulier, ce pourquoi je parle de « secondarisation ». Le politique n’est plus qu’une subdivision des affaires humaines à côté d’autres, il n’apparaît plus immédiatement comme ce qui les ordonne ou les coordonne. Qu’on le tienne pour un facteur dérivé, qui s’explique par d’autres facteurs jugés davantage structurants, comme l’économie ou la division de classes, ou qu’on le tienne pour un facteur irréductible, exprimant une dimension permanente et indépendante de la vie de l’homme en société, la secondarisation de son rôle est pour finir la même.

C’est cette évidence devenue la nôtre qui constitue aujourd’hui le principal défi, le mot n’est pas trop fort, pour une philosophie du politique. Le politique n’est-il vraiment que cela, que ce domaine rentré dans le rang où la révolution de l’histoire nous a conduits à le cantonner depuis le début du XIXe siècle ? Ou ne faut-il pas lui reconnaître, au-delà de ces apparences, une puissance d’organisation, une fonction d’institution, désormais cachées dans nos sociétés, mais non moins agissantes pour être dissimulées ? Ce qui impliquerait de renouer d’une certaine manière, à l’intérieur du monde historique qui est devenu le nôtre, avec l’entente ancienne et classique du politique. S’il ne peut plus être question de primat ordonnateur explicite du politique, le politique ne demeure-t-il pas, tout en étant passé dans l’implicite, le facteur englobant et instituant qu’une longue tradition y a vu ? Mais ce passage dans l’implicite ou dans l’inconscient d’un rôle jadis placé au premier rang exige évidemment, dans tous les cas, de le repenser. Je crois que ce problème de l’identification du politique et de la place qu’il occupe dans nos sociétés est le problème le plus profond posé à la philosophie politique aujourd’hui.

Il est à remarquer que Hegel se situe exactement à la charnière, du point de vue de cette discontinuité. Il maintient encore l’idée ancienne du primat organisateur du politique. Sa pensée s’inscrit toujours à l’intérieur de cette présupposition. Ce par quoi il continue d’appartenir à l’univers intellectuel du droit naturel moderne. En même temps, il est celui qui, dans ce cadre maintenu, amène au jour les instruments intellectuels qui vont permettre de le renverser. Sous cet angle, Marx accomplit bel et bien le mouvement de renversement amorcé par Hegel. Mais un renversement préparé d’abondance par les penseurs libéraux des premières décennies du XIXe siècle, un Constant, un Guizot, un Bentham, soucieux de consacrer l’indépendance de la société civile et de ses libertés et de limiter l’emprise du pouvoir politique. C’est chez les libéraux d’abord que le pouvoir est expressément déchu de son ancien statut de cause pour être assigné au rang d’effet, que le politique cesse d’être conçu comme organisateur pour n’être plus considéré que comme un produit second de la société. Marx ne fait que radicaliser ce renversement libéral en le transportant à l’intérieur de l’histoire et de son développement dialectique tel que Hegel en a promu l’idée. C’est chez lui que le détrônement du politique atteint son point extrême avec sa relégation au rang de superstructure essentiellement répressive par rapport à l’infrastructure constituante représentée par le mode de production.

L’apparition de l’élément historique ne modifie pas seulement, de la sorte, le statut du politique, elle disqualifie en outre la problématique de la fondation imposée par le droit naturel moderne. Une fois qu’on apprend à penser dans les termes de l’histoire, ce qui compte, c’est le mouvement, c’est-à-dire d’un côté, l’identification du moteur de ce mouvement, et de l’autre côté, l’identification de sa direction. Toute démarche de retour à l’origine et de détermination de ce qui doit être à partir de composantes natives et de normes primordiales apparaît irréelle, en regard. Tant la possibilité de cerner de tels termes initiaux que la perspective normative se vident de sens.

Le droit lui-même ne peut être qu’un produit du développement historique.

Le point essentiel ne réside pas dans sa capacité à signifier un devoir-être dans l’abstrait, mais dans les conditions concrètes de la réalisation d’un tel devoir-être, conditions qui ne peuvent être fournies que par le mouvement de l’histoire. Cela, même si l’on accepte de reconnaître une consistance à part entière au droit, de même qu’à la politique.

Je l’ai déjà suggéré, la pensée politique selon l’histoire admet au moins deux versions et non pas une seule : une version libérale et une version radicale. On pense toujours à la thèse révolutionnaire selon laquelle le droit n’est qu’un leurre et le masque d’une domination politique réduite au rapport de forces, domination qui ne s’explique elle-même que par une division des classes dictée par le régime de la propriété et les rapports de production. Mais à côté de cette thèse radicale, il y a la thèse modérée qui se refuse à voir dans le droit une illusion et dans la politique un pur rapport de forces. Elle leur prête au contraire une réalité indépendante et un rôle positif. Elle n’en repose pas moins, pour ce qui nous intéresse, sur les mêmes présupposés et sur la même version de la marche du collectif. Elle aussi loge le primum movens dans la société civile et la libre activité des individus qui la composent. À ceci près qu’elle regarde cette situation comme un progrès historique, progrès dont le couronnement est le système représentatif qui entérine enfin la vérité de la politique en faisant formellement du pouvoir l’expression de la société. Ce qui est et doit être premier, c’est le social, que le politique est destiné à servir par le canal de la représentation et à réguler par le moyen du droit. À la base de l’option libérale, on retrouve le même renversement du primat du politique en primat du social que dans le socialisme révolutionnaire. Le libéralisme est tout aussi critique que lui vis-à-vis de l’illusion du politique et du droit dans leur prétention ancienne et classique à normer a priori l’existence en commun. La différence est qu’il reconnaît la réalité propre de la politique et du droit et qu’il se refuse à en envisager la résorption. Il s’en tient à leur limitation instrumentale, là où le socialisme vise à leur complète réappropriation dans le gouvernement du social par lui-même. Mais il partage avec lui le refus d’attribuer à la politique et au droit la puissance d’institution et de définition qui leur était traditionnellement prêtée.

C’est ainsi que le XIXe siècle est le théâtre d’une vaste dénonciation de l’illusion politique, portée par l’expansion de l’histoire. Il est traversé par une critique radicale de l’entente héritée du politique comme principe ordonnateur et dans sa ligne, du droit politique comme droit fondateur. Elle a ceci de remarquable qu’elle coïncide avec le développement de la politique, comprise comme la sphère des activités liées à la formation et au contrôle du pouvoir dans le cadre du régime représentatif. L’expansion pratique de la politique (et parallèlement du droit) est parfaitement corrélée avec la secondarisation théorique du politique, avec la disqualification de l’ancienne portée explicative qui lui était reconnue. L’histoire alimente la perspective d’une science de la société en rupture avec les anciens modes de pensée de la chose collective. Elle nourrit l’ambition d’une science objective de la réalité sociale, d’une science des faits sociaux, en un mot, délivrée des illusions normatives qui étaient au cœur tant de la politique ancienne que des philosophies du droit naturel moderne. Ce sont l’histoire et la société qui sont capables d’expliquer la politique et le droit, en aucun cas le contraire.

Il faut avoir à l’esprit les termes de cette problématique archihégémonique jusqu’il y a peu pour prendre la mesure du renversement de tendance que nous sommes en train de vivre depuis une trentaine d’années. Nous sommes en train de nous désillusionner de l’histoire qui avait elle-même paru en son temps nous désillusionner de la politique et du droit. Nous prenons distance avec la perspective historique et sociale – ou plutôt nous découvrons que l’histoire et la société sont autre chose en vérité que ce qu’on croyait –, et cet écart nous ramène au droit et au politique. Tout se passe comme si nous refaisions le parcours à l’envers et en accéléré : l’histoire nous ramène au droit et le droit nous ramène au politique. C’est cet étonnant parcours qui définit l’actualité de la philosophie politique.

DE L’HISTOIRE AU DROIT

Nous assistons à la résurgence du droit politique, c’est-à-dire de la théorie de la fondation en droit de la communauté politique. Cette résurgence se produit à l’intérieur de l’élément intellectuel de l’histoire et de la société. Car on n’est évidemment pas en présence d’un mouvement de bascule qui nous ramènerait en arrière et qui réinstallerait le droit politique en majesté à la place de l’élément historique, comme si celui-ci n’avait jamais existé. L’acquis en la matière est irréversible. Mais l’acquis change. Un certain exclusivisme du point de vue de l’histoire et de la société a fait long feu. Il s’est produit une transformation de la conscience historique, qui autorise, dans son cadre, un nouveau déploiement de la démarche de fondation en droit. Le règne sans partage des sciences sociales n’est plus de mise.

Alors qu’il semblait avoir définitivement vidé de sens l’idée d’une approche normative de la chose collective, chaque jour montre un peu mieux qu’il laisse place à une philosophie de la règle avec laquelle il doit, en réalité, composer au sein d’un nouveau partage des tâches. La sociologie se pénètre et se nourrit du point de vue du droit.

C’est l’actualité la plus visible de la philosophie politique que cette renaissance normative à côté et en liaison avec la science sociale objective.

La théorie du droit politique tient la vedette incontestée dans le domaine, à tel point qu’elle se confond avec lui aux yeux de beaucoup, et qu’elle en épuise la définition. Tel n’est pas le cas, à mon sens, comme on verra, mais cette contestation ultérieure ne doit pas empêcher de reconnaître l’éminente signification du phénomène.

La réapparition du droit politique est à coup sûr l’un des grands événements intellectuels de notre histoire récente. Nous pouvons lui donner une date : la publication en 1971 de la Théorie de la justice de John Rawls. L’immense écho qu’a rencontré l’ouvrage, l’énorme postérité qu’il a eue en font un repère et un symbole. On peut compléter le tableau en rappelant la publication en 1981 d’un autre ouvrage séminal, la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas. Il donne une version « continentale » du mouvement, plus soucieuse d’intégrer les acquis de la pensée critique du derniersiècle, mais il confirme la direction. Nous voyons renaître, après deuxsiècles d’éclipse, la problématique de la fondation comme problématique vivante en matière politique.

Les raisons d’un retour

Je formulerai trois observations à propos de cette résurgence, afin de cerner les caractères nouveaux que revêt cette problématique de la fondation par rapport à ses expressions antérieures.

1. Il est impossible de ne pas noter la corrélation de ce retour du droit avec la mutation planétaire des économies et des sociétés à l’œuvre depuis le début des années soixante-dix. On s’aperçoit chaque jour un peu plus, avec le recul, que ce qui s’est manifesté d’abord comme une « crise économique » aura été une métamorphose sociale totale, et mondiale, qui n’aura laissé intact aucun aspect de la vie de nos sociétés. Son impact idéologique est bien connu. Parallèlement aux transformations de l’industrie et de l’économie, ces années ont été marquées par le frappant dépérissement de l’espérance révolutionnaire. C’est sur fond de ce déclin que s’opère la percée de la réflexion anti-totalitaire, de concert avec un ralliement généralisé aux principes et aux valeurs démocratiques, le tout associé à une poussée massive d’individualisation au sein de nos sociétés. Mais sous ces évolutions superficiellement ressassées, il y va d’un déplacement des conditions d’intelligibilité de nos sociétés, d’une refonte du système des repères en fonction desquels les acteurs peuvent penser leur monde dans le temps. C’est un changement de rapport à l’histoire qui s’est joué là. Il a pris la forme d’une crise de l’avenir dont l’évanouissement de l’idée révolutionnaire n’a été que le symptôme le plus voyant. Avec la possibilité de se représenter l’avenir, ce qui entre en crise, c’est la capacité de la pensée de l’histoire de rendre intelligible la nature de nos sociétés sur la base de l’analyse de leur devenir, et sa capacité à leur fournir des guides pour leur action transformatricesur elles-mêmes, au titre de la prévision et du projet.

La pensée selon le droit revient et s’impose en tant que réponse au double déficit théorique et pratique creusé par la crise de l’avenir. Elle correspond à une autre manière pour nos sociétés de répondre à la question de ce qu’elles sont et de ce qu’elles ont à être. Elle leur procure une autre manière de s’identifier : ce que nous sommes, ce n’est pas le devenir qui nous emporte qui peut nous le dire, ce sont nos principes fondateurs. Elle leur ouvre une autre façon de se projeter et de se vouloir : ces principes nous disent par la même occasion ce vers quoi nous devons tendre, où nous devons aller. Le droit fondationnel s’est réintronisé, de la sorte, en tant qu’instrument d’intelligibilité et en tant que moyen d’action, comme vecteur politique du changement social.

2. Si la transition a pu se faire aussi facilement, de l’histoire au droit, c’est que l’opposition était en trompe-l’œil pour une bonne partie, décou-vrons-nous rétrospectivement. Il nous faut relire sous cet angle l’histoire du XIXe siècle et du premier XXe siècle. Nous nous apercevons après coup que cette période placée sous le signe de la critique des illusions et des mensonges du droit naturel, invalidé pour son artificialisme, son rationalisme abstrait, son formalisme, a été en réalité une période de lente concrétisation du point de vue de l’individu et de ses droits. Elle s’est opérée au travers même de ces réalités collectives massives que l’on prétendait opposer à son abstraction : le peuple, la nation, l’État, les classes, le travail comme processus collectif. Le XIXe siècle et le premier XXe siècle se sont voulus l’âge du réalisme social, par opposition à l’idéalisme juridique des Lumières.

Sauf que tous ces collectifs réels mis en avant par la pensée du socialhistorique ont fonctionné comme autant de vecteurs d’individualisation. Ils ont été les incubateurs grâce auxquels cette créature effectivement fort « abstraite », sinon chimérique, encore dans le monde de la fin du XVIIIe siècle, l’individu, est devenue très concrète. C’est de ce travail de matérialisation historique et sociologique que la pensée selon le droit a pu solder le compte, à un moment donné, pour repartir armée d’une nouvelle crédibilité. C’est parce qu’il y a eu ce long travail pour produire et construire socialement l’individu doté de droits qu’il est devenu possible de faire fond sur lui pour repenser l’ensemble social.

3. Cette situation permet de comprendre en quoi nous ne sommes plus dans l’espace intellectuel du droit naturel, même si formellement nous en retrouvons la logique fondationnelle. La similitude des démarches ne les empêche pas de revêtir des significations différentes. La pensée du droit naturel procède par rationalisation mythique de l’origine. Elle projette dans le passé abstrait de l’état de nature, passé hors histoire, la recherche d’une norme primordiale en elle-même intemporelle quant à la composition du corps politique. L’avènement du temps de l’histoire dénonce ce passéisme abstrait et l’intemporalité de cette fondation en nature. Il est clair que nous ne revenons pas, avec l’actuelle résurgence du point de vue du droit, à cette vision anté-historique du temps. La différence cruciale de la philosophie de la fondation telle que nous la voyons revivre aujourd’hui, par rapport à sa devancière du XVIIe et du XVIIIe siècle, c’est qu’elle évolue à l’intérieur de l’élément historique. Nous sommes au-delà de l’opposition classique entre droit naturel et histoire. Ce que nous pouvons exprimer en disant : si retour du droit il y a, c’est un droit sans la nature. Nous avons le contenu du droit subjectif sans le support qui a permis de l’élaborer.

Il en résulte un changement notable dans son mode d’application. Le rapport entre l’être et le devoir-être n’est plus le même. Ce qui d’un côté se présente comme fait dans l’histoire peut être appréhendé de l’autre côté sous l’angle normatif. Ce sont deux angles de vue sur la même réalité. Décrire nos sociétés telles qu’elles sont et les décrire telles qu’elles devraient être, ce ne sont pas deux tâches radicalement différentes – d’autant que les décrire telles qu’elles sont, c’est les saisir telles qu’elles s’efforcent de se faire être dans un travail incessant sur elles-mêmes pour se réformer. L’appel à la fondation revenait initialement à se réclamer d’une base idéale logée en deçà du temps historique qui, si elle avait pu prévaloir, aurait installé la communauté politique dans une forme définitive, à l’abri des vicissitudes corruptrices du devenir. Il est devenu une façon de donner un visage à l’avenir, de définir un idéal régulateur pour l’acteur historique. Il est dans tous les cas conçu dans une relation immédiate à la possibilité de sa réalisation. L’être de nos sociétés, pour autant qu’il est historique, est fait de devoir-être, d’anticipation. C’est en ce sens que le point de vue du droit fonctionne comme un substitut à la prévision défaillante.

Une fonction de rattrapage

Une fois qu’on a établi de la sorte la fonction civique et politique qu’a retrouvée le droit, on comprend ce qu’a été depuis les années soixante-dix et ce que demeure à ce jour la tâche intellectuelle de ces pensées renouvelées de la fondation. Cette tâche est essentiellement une tâche de rattrapage.

Elle les distingue là aussi de leurs ancêtres. Les philosophies jusnaturalistes du XVIIe et du XVIIIe siècle, nonobstant leur passéisme formel, ont été historiquement des pensées anticipatrices. Elles ont inventé et élaboré une idée nouvelle de la société des hommes, de ses bases, de sa norme et de ses fins, à l’intérieur d’une société qui restait encore largement traditionnelle et religieuse. Rien de pareil pour nous. Le rôle dévolu à la pensée de la fondation est d’expliciter une légitimité latente, qui s’est peu à peu installée dans nos sociétés, à mesure que se matérialisaient en pratique les garanties individuelles et les libertés démocratiques. Légitimité latente à laquelle il s’agit d’apporter son fondement après coup, dans les termes de la légitimité fondamentale des droits de l’homme, alors que, comme dans le cas exemplaire de l’État-providence, il s’est agi d’entreprises qui se sont conçues comme la réalisation de compromis politiques et sociaux auxquels il s’agissait d’assurer une base technique, au moyen de procédures d’assurance ou de redistribution.

Pour le dire autrement, nous avons appris petit à petit, au cours des deux derniers siècles, à tirer d’autres conséquences en pratique des droits de l’homme que celles que leurs premiers formulateurs avaient aperçues.

Nous en sommes venus à envisager autrement l’incarnation de la liberté et de l’égalité primordiales des individus. Il s’agit de procurer à ces développements leur assise en théorie. Nous sommes au moment où il nous est demandé d’aligner les principes explicites de notre droit sur la forme de nos sociétés qui se cherche implicitement, de procurer à des faits ou à des exigences confusément perçues comme légitimes leurs bases de droit, alors qu’ils se sont installés, souvent, au nom d’autres justifications.

Ce rattrapage, cette traduction, cette explicitation et cette fondation du sens commun en matière de légitimité trouvent à s’exercer dans les trois registres qui étaient traditionnellement ceux de la philosophie du droit naturel. Elles s’appliquent en premier lieu au droit de la nature proprement dit, ce qu’on appellera plutôt aujourd’hui la sphère des droits fondamentaux.

Elles s’appliquent en deuxième lieu au droit politique; elles s’emploient à tirer les conséquences de ces droits fondamentaux sur toute forme légitime concevable d’ordre politique. Elles s’appliquent, enfin, en troisième lieu, au droit des gens, selon l’expression consacrée, entendons le droit qui prévaut entre les communautés politiques et les nations, on dira plus justement aujourd’hui, en reprenant l’expression kantienne, le droit cosmopolitique.

1. Premier registre, donc, la nature des droits fondamentaux, la manière de les comprendre, leur signification, qui change beaucoup d’aspect, dès lors qu’on ne recourt plus à la fiction d’un ancrage en nature pour les établir. Mais à côté de leur signification se pose aussi la question de leur extension. À cet égard, la question principale reste celle des droits sociaux – la question de leur existence d’abord, et celle ensuite de leur teneur exacte. Quid, en droit fondamental, du point de vue des droits de l’homme, de l’État protecteur qui s’est tant bien que mal établi dans le cadre des démocraties libérales, qui en constitue désormais une dimension cruciale, et qui en fait des démocraties libérales-sociales ? Faut-il y voir un fait qui n’emporte pas de droit ? C’est la thèse commune aux purs libéraux, pour lesquels il ne saurait exister de tels droits sociaux, et aux marxistes révolutionnaires, pour lesquels il faut voir là un compromis social de classes et non un développement de droit des régimes bourgeois. Ces thèses demeurent relativement minoritaires. Le sentiment dominant, le sens commun prévalent est dans nos sociétés qu’il y va là, au contraire, d’un point de droit fondamental, et même de la vérité des droits de l’homme. Au-delà du contrat politique entre des individus libres et égaux et des conséquences qui en résultent quant à la souveraineté du peuple et quant aux libertés publiques, nous nous accordons communément à penser que ce contrat comporte en outre des conséquences relativement à la justice sociale devant régner à l’intérieur d’une telle communauté politique. Nous pressentons intuitivement que ces conséquences ont directement à voir avec le noyau des droits primordiaux des individus. Mais quelles conséquences au juste, pourquoi, jusqu’à quel point ? C’est très exactement le problème du premier Rawls, le Rawls de la Théorie de la justice.

Mais est apparue plus récemment, au-delà des droits sociaux, une question des droits culturels, qui soulève des difficultés peut-être encore plus redoutables. Comment définir les droits qui regardent l’identité des personnes, dont nous devinons qu’ils représentent en effet des composantes de leur dignité, mais nous discernons aussi combien il est malaisé de les objectiver ?

2. Rattrapage, explicitation et fondation, ensuite, dans le registre du droit politique. Le déploiement de l’expérience démocratique a fait apparaître, sur ce terrain-là également, d’autres visages de ce que nous pouvons tenir pour un régime légitime.

Nous avons vu se développer, par exemple, de nouvelles exigences en matière de pluralisme, et, conséquemment, en matière de formes de la coexistence collective et du rôle de l’autorité publique. Le phénomène modifie le regard qu’on pouvait porter sur la neutralité libérale de l’État. On en était resté à une image négative de l’abstention nécessaire de l’État dans le domaine des croyances et des modes de vie – il doit surtout ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas. On en vient à une image positive de son rôle dans l’organisation du pluralisme. Il lui est demandé une reconnaissance active des options religieuses, philosophiques ou existentielles dans leur diversité. La liberté se donne à repenser, au-delà de son image classique de la liberté de conscience, en fonction de son incarnation sous les traits d’un pluralisme social créant à la puissance publique de nouvelles obligations et de nouvelles limitations. C’est la question du second Rawls, le Rawls du Libéralisme politique.

Mais nous avons vu semblablement se développer de nouvelles exigences en matière de délibération, de participation à la préparation des décisions et de garanties procédurales relativement à la manière dont sont effectués les choix publics. Impératifs que l’on traduit en jargon savant en parlant de la préséance nouvelle de la procédure sur la substance. De fait, un nouveau formalisme démocratique s’est inventé et se cherche. Que doit être en droit le processus démocratique ?

3. Rattrapage, enfin, en matière de droits cosmopolitiques, dans un monde en voie d’unification, (de « globalisation »), de rapprochement des États, d’abaissement des frontières, de mélange des populations. Comment penser les droits de l’homme à l’heure de la formation de quelque chose comme une société civile mondiale ? On ne peut plus se contenter, dans le domaine, du droit des nations entre elles, il faut envisager les droits des individus au milieu des nations. Droits des minorités, droits des individus par rapport aux États, dans l’espace international, droits de la société internationale des États sur les États particuliers qui la composent : toutes vieilles questions, mais auxquelles le mouvement du monde requiert aujourd’hui d’apporter de nouvelles réponses en droit.

Je n’ai envisagé, sous ces trois aspects, le travail de rattrapage, d’explicitation d’une légitimité latente, de fondation du nouveau sens commun démocratique, que sur le plan du contenu du droit. Mais je crois qu’on pourrait parler semblablement de rattrapage sur le plan de la formephilosophique de la problématique fondationnelle. Chez Rawls ou chez Habermas, il s’agit aussi de redéfinir ou de remplacer la problématique contractualiste (redéfinir chez Rawls, remplacer chez Habermas), par rapport à ses versions héritées. Il s’agit de repenser l’engendrement de la légitimité collective, résultant des droits des individus et consacrant ces droits, à la lumière des acquis critiques de la philosophie contemporaine vis-à-vis du grand rationalisme classique dans lequel cette problématique fondationnelle a pris sa première forme. Comment concevoir des droits subjectifs, c’est-à-dire des droits absolument inhérents à la personne, hors de toute référence à un état de nature ou à une nature humaine ?

Comment concevoir un contrat social sans passage d’un état de nature à un état social ? Faut-il sortir du cadre de référence centré sur l’individu, ou faut-il y rester ? Ne faut-il pas partir plutôt de l’intersubjectivité et de la communication, afin d’éviter l’illusion monologique ou égologique ? Il ne peut pas s’agir seulement d’actualiser la teneur du droit, il s’agit forcément en outre de rendre la philosophie du droit politique philosophiquement contemporaine, la difficulté ici étant de s’orienter au sein de ce que veut dire contemporain.

DU DROIT AU POLITIQUE

Encore une fois, ce n’est pas la société de demain qui s’invente dans ce retour aux fondements, c’est le présent qui s’éclaircit. Il ne se dessine rien comme une légitimité alternative à la faveur de cet effort d’élucidation; nous apprenons juste à être plus cohérents avec nous-mêmes. À la différence de l’âge héroïque où les abstractions des théoriciens faisaient surgir une autre façon de penser la politique, nous sommes dans une société où les droits de l’homme sont institutionnalisés dans leur rôle de fondement, de source et de référence. Ils sont d’ores et déjà pour partie incarnés; ils sont reconnus dans leur vocation à s’incarner toujours davantage. Il ne s’agit que de rendre ce travail de concrétisation plus judicieux et plus systématique.

D’accord, m’objectera-t-on, mais il y a toujours très loin de la promesse des principes à l’existence sociale effective. Les droits de l’homme ont beau être admis en théorie, leur réalisation reste un horizon infini. En quoi la philosophe du droit politique, même si elle n’a plus le pouvoir qui fut le sien de dessiner un autre monde, reste un instrument critique irremplaçable, un moteur, un idéal régulateur, voire notre dernière utopie.

Je ne songe pas à méconnaître cette capacité d’entraînement. Je crois cependant qu’on ne peut pas ne pas poser la question de ses limites, à la fois intellectuelles et pratiques. Jusqu’à quel point la logique du droit nous per-met-elle de comprendre la nature de la démocratie, c’est-à-dire du régime se proposant et autorisant la matérialisation progressive des droits de l’homme ?

Jusqu’à quel point cette logique du droit nous permet-elle, au-delà de la critique et de la protestation légitime, d’agir sur la démocratie pour la transformer ? Le problème crucial que soulève cette dynamique critique et utopique du droit, c’est qu’elle ne permet pas de penser ses propres conditions de réalisation. Le point de vue du droit ne permet pas de rendre compte du cadre où peut régner le droit. C’est ici qu’il faut passer au point de vue du politique.

Il est appelé par la mesure des limites des pensées de la fondation en droit.

Non seulement, ainsi, il y a résurgence du droit, mais il y a, dans son sillage, résurgence du politique. Un phénomène qui nous fait remonter encore une étape plus haut, historiquement parlant, vers la strate la plus profonde des assises de la modernité. Une certaine crise de la pensée selon l’histoire et la société nous a ramenés à la pensée selon le droit. De là, une certaine crise de la pensée selon le droit nous renvoie à la pensée du politique. Plus le point de vue du droit s’imposera, plus la nécessité de retourner, en deçà de lui, au point de vue du politique se fera sentir.

Le politique renaît à nos yeux comme problème sous l’effet des limites auxquelles se heurte ou que fait apparaître l’entreprise de fondation en droit.

Elle se révèle suspendue à l’intervention d’un principe qui lui échappe.

Elle suppose pour se déployer un socle qu’elle est incapable de concevoir par ses propres moyens. Elle demande en d’autres termes à être fondée. Il ne s’agit pas d’un problème théorique à l’usage des abstracteurs de quintessence. Il s’agit d’un problème tout ce qu’il y a de pratique, qui représente le foyer des incertitudes de la démocratie d’aujourd’hui. C’est en ce point très précisément que s’opère le passage au politique. Du droit politique, nous sommes renvoyés à la réflexion sur le politique comme ce qui rend possible la réalisation du droit tout en la limitant ou en la contraignant. C’est en ce sens que le retour au droit politique entraîne avec lui un retour au politique tout court, retour qui en constitue la critique au sens le plus fort du terme, puisqu’il revient à en fonder les prétentions, en même temps qu’à en limiter la pertinence.

C’est le lieu de dire quelques mots, avant d’entrer en matière, sur la distinction entre le politique et la politique. Je l’ai marquée et utilisée depuis le départ de mon propos, d’une manière, je l’espère, claire et rigoureuse, mais sans la définir. Le moment est venu de combler cette lacune. La distinction prend tout son sens dans une perspective historique. Toutes les sociétés comportent une dimension politique. Dans une seule société, la nôtre (avec l’exception relativement brève et très circonscrite des démocraties antiques), il s’est développé un domaine politique à part, où les acteurs sociaux ont la latitude de faire de la politique. Le domaine des libertés démocratiques où les citoyens se réunissent pour débattre de la chose publique et peser sur elle dans le cadre d’une compétition ouverte pour le pouvoir.

Je propose de réserver le politique à la désignation de l’essence politique de l’ensemble des sociétés humaines et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique démocratique, avec sa différenciation caractéristique d’un secteur à part des autres activités sociales, axé sur la formation et le contrôle des gouvernements. Nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique dans notre société. La question étant de savoir si tout le politique est absorbé dans la politique démocratique, ou s’il n’y a pas du politique, ou une part du politique qui subsiste irréductiblement en dehors de la part remodelée sous l’aspect de la politique. En quoi la société démocratique, c’est-à-dire la société où le politique connaît ce formidable changement qui le fait devenir de la politique, l’objet et la matière de l’activité délibérative des citoyens, reste-t-elle néanmoins une société politique comme les autres ?

Poser ces questions revient à formuler d’une autre façon les interrogations auxquelles nous sommes aujourd’hui renvoyés à partir du droit. Car le domaine de la politique, domaine de la manifestation des opinions, du débat public, de la désignation des gouvernants par le suffrage, est également le domaine de l’application et de la réalisation du droit. L’activité politique est le moyen, tandis que le droit définit les fins que ces moyens doivent servir. On débat au fond, en démocratie, de la meilleure façon de concrétiser le droit, et l’objet civique de la théorie du droit politique est d’éclairer ce débat : quelles sont les bonnes manières de traduire dans les faits les normes fondatrices que nous reconnaissons ? Nous pouvons ainsi reformuler la question que je soulevais. Je demandais : jusqu’à quel point la politique démocratique absorbe-t-elle le politique ? Il est possible de convertir l’interrogation dans cette autre : jusqu’à quel point le droit (comme doctrine des bases et des fins de la politique démocratique) peut-il se soumettre le politique ? Voilà toute la question exposée sous nos yeux par la marche même de nos sociétés et qui est destinée à nourrir pour un bon moment la réflexion.

La leçon des totalitarismes

À dire vrai, il y a des antécédents à cette interrogation sur le politique.

Il ne serait pas exact de la faire procéder toute des questions de l’heure soulevées par la concrétisation du droit et des droits de l’homme. Elle reconnaît au moins un grand précédent dans notresiècle. La réflexion sur le politique a reparu d’abord à l’épreuve de la tragédie qui se noue en août 1914. Elle a resurgi sous l’effet de l’enchaînement des totalitarismes issus de l’apocalypse des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Ce sont les tyrannies totalitaires qui ont réimposé, les premières, le point de vue du politique à la pensée. Elles représentent une résurgence brutale du politique à l’intérieur du monde « bourgeois », autrement dit, du monde libéral qui secondarise et subordonne le politique au profit des intérêts économiques et de la politique représentative. Ce retour violent du refoulé politique se manifeste sous deux visages opposés et complémentaires. Il prend l’allure, avec le nazisme, d’une ressaisie avouée, revendiquée, affichée du politique, sous son aspect le plus barbare, celui de la domination pure, ouvertement ancrée, qui plus est, dans la division raciale de l’humanité et destinée à s’épanouir dans la guerre. Tout au rebours, il prend les traits, avec le communisme soviétique, d’un retour dénié du politique, et d’un retour d’autant plus parlant qu’il est le fait du régime qui se réclame du primat de l’économie. Il s’apporte, en acte, le plus cinglant démenti à sa propre doctrine dont il soit possible de rêver. Le régime qui s’installe au nom du primat de l’infrastructure économique est le régime qui démontre par le fait le primat structurant de la supposée superstructure politique. L’appropriation collective des moyens de production, loin de déboucher sur le dépassement de l’exploitation capitaliste et de la domination bourgeoise, s’avère engendrer une nouvelle structure de domination politique dans laquelle l’extorsion économique se réintroduit à partir de l’organisation politique.

Le totalitarisme apparaît comme une forme politique irréductible à quelque explication économique que ce soit – on n’explique pas davantage le nazisme par les besoins du « grand capital », il ne paraît pas nécessaire de s’y étendre. Une forme politique pathologique, qui oblige en regard à repenser la démocratie libérale également comme une forme politique. Ce qui est pertinent, ce n’est pas l’opposition propriété privée/propriété collective, ou l’opposition capitalisme/socialisme, c’est l’opposition démocratie/totalitarisme, c’est-à-dire une opposition où le politique se révèle bel et bien premier et organisateur. En face du totalitarisme, la démocratie apparaît comme cette forme paradoxale où le politique est dissimulé dans son rôle premier et organisateur, au profit de la politique et de la primauté ostensible de la société civile et de ses intérêts. Le politique laisse jouer au premier plan d’autres forces que lui-même, de manière indépendante, à commencer par l’économie, au point de créer l’illusion d’optique que c’est l’économie qui prime, la politique selon la représentation se bornant à en réguler l’hégémonie. En réalité, le politique est toujours là dans une configuration où son rôle n’est plus prééminent. Mais c’est lui qui conditionne à l’arrière-plan le libre jeu de l’économie et des forces de la société civile, comme le fait ressortir par contraste son retour pathologique au poste de commandement dans les totalitarismes.

Telle a été la première leçon de politique que nous a infligée le XXe siècle, au prix fort. Tel a été le premier démenti, terrible, qu’il a apporté à notre intelligence spontanée de la chose politique, à notre manière immédiate de la comprendre, telles qu’elles découlent de la révolution historique du politique et de la secondarisation du politique par laquelle elle s’est traduite.

Leçon brutale, massive, démenti irréfragable. Leçon tellement scandaleuse, en même temps, pour nos cadres de pensée ordinaires, que le phénomène a pu rester cinquante ans sous le regard de tous sans être ni vu ni compris.

Si la leçon a fini par être tirée, c’est a minima, sur un mode purement pragmatique et moral. La liberté dite formelle est préférable, dans tous les cas, aux tyrannies bien réelles. C’est le message essentiel, je ne songe pas à en disconvenir. Mais ce n’est pas sans un certain vertige que l’on est obligé de constater, avec le recul, maintenant que l’affaire est jugée et irrévocablement jugée, que la leçon de fond de l’expérience totalitaire n’a pas pénétré.

Nous avons de bonnes raisons de penser que nous sommes sortis de l’âge des totalitarismes, ils font désormais l’objet d’une réprobation à peu près unanime, mais le souci de leur signification est resté ultra-minoritaire. Ils sont condamnés et bannis, mais ils resteront sans avoir été collectivement compris. Nous aurons vécu cette atroce épreuve d’une certaine manière pour rien – à moins que l’expérience ne se mette à faire l’objet, à retardement, d’une anamnèse et d’une élaboration rétrospectives. Cela laisse mélancolique et perplexe sur la capacité de nos sociétés à s’entendre elles-mêmes.

On ne peut s’empêcher d’y songer à l’heure où se dessine une seconde leçon de politique, d’un genre tout à fait différent, il est vrai, mais dont on se demande si nos sociétés seront mieux armées pour y faire face. À la lumière du passé, on est tenté d’en douter.

Un dévoilement par l’évanescence

Nous voyons reparaître aujourd’hui, en effet, le politique comme problème, sur un autre mode, aux antipodes de l’univers de la violence totalitaire. Il resurgit dans le moment et dans le prolongement du triomphe des principes démocratiques, en fonction même de cette victoire, par une suite imprévue du retour du droit. La redécouverte contrainte et forcée du politique à laquelle nous sommes de nouveau conduits s’effectue, ce qui la distingue heureusement de sa devancière, de l’intérieur des démocraties, au titre de la critique interne des illusions de la démocratie sur elle-même, et de la critique des dysfonctionnements inattendus que provoquent ces illusions.

C’est au titre de la recherche de ce qu’est véritablement la démocratie, de ce qui lui permet d’exister, de ce qu’elle peut devenir que s’impose ici et maintenant pour nous le retour à la question du politique. Il naît et il trouve sa nécessité dans la crise d’un genre nouveau vers laquelle se dirigent nos démocraties triomphantes. Rien à voir avec la contestation par l’extérieur de leur nature et de leur forme qu’elles ont connue à l’âge totalitaire, soit sous l’aspect d’un rejet passéiste, soit sous l’aspect de tentatives de dépassement futuristes. La crise s’insinue ici par le canal de la mise en œuvre des principes démocratiques eux-mêmes. Celle-ci s’avère déboucher, à un moment donné, sur une dévitalisation de la démocratie, si ce n’est, plus profondément, sur une dissolution de son cadre et de ses instruments d’exercice. Dans son mouvement d’expansion, dans le déploiement de ses principes de droit, la démocratie en vient à s’attaquer elle-même. En avançant, la concrétisation de ses normes de droit en vient à se retourner contre ses conditions politiques d’exercice; elle se met à les ronger insidieusement. Ce pourquoi, si la crise est sourde, diffuse, si elle est aussi éloignée que possible des paroxysmes de l’âge totalitaire dans ses expressions, elle n’en est pas moins d’une profondeur comparable dans son principe.

C’est l’analyse de cette crise en train de s’installer qui nous oblige à nous réinterroger sur le politique sous un angle où nous ne le connaissions pas. C’est ce problème interne à la démocratie qui définit l’actualité de la philosophie politique comme philosophie du politique. C’est autour de cette contradiction en train de se révéler entre la face visible et la face cachée de la démocratie, entre le droit dont elle se réclame et le politique qui la sous-tend, que la réflexion sur le politique va prendre pour un bon moment ses quartiers.

Ainsi rapportée au problème qui lui confère son actualité essentielle, la philosophie politique se trouve confrontée à deux grandes questions : la question d’abord de la nature de la démocratie, comme mixte de politique et de droit, mixte qui autorise et qui borne la réalisation du droit; la question, ensuite, de la nature du politique.

Il lui revient, pour commencer, de tirer de l’ombre ce que la démarche de fondation de l’ordre politique en droit laisse échapper, à savoir son propre fondement. Cela, ce n’est pas une déduction abstraite qui peut nous le livrer, mais l’analyse de notre situation concrète. Elle fait apparaître des données qu’aucune démarche théorique n’eût pu dégager par ses seuls moyens.

Au point où nous sommes du mouvement historique de concrétisation de notre droit fondateur – les droits subjectifs des individus –, au degré que nous avons atteint de la dynamique intrinsèque de ces droits, il apparaît une certaine contradiction entre droit et politique. Elle émerge à deux niveaux.

En premier lieu, cette poussée du droit rend le contenu de la démocratie problématique. Elle détermine une inflexion de la marche des démocraties dans le sens d’une démocratie minimale, d’une démocratie conçue comme coexistence d’individus, de groupes et de communautés tous libres de poursuivre leurs buts propres et garantis dans leur droit de le faire. L’objet de la démocratie, c’est l’organisation et la gestion du « pluralisme raisonnable », étant entendu que tout ce qui est fins substantielles est reporté du côté des individus et des groupes, le régime politique ne pouvant consister que dans l’aménagement du cadre et la définition des règles procédurales assurant la coexistence harmonieuse de cette pluralité de libertés. Or cette entente de la démocratie est unilatérale. Elle tend à nier une autre dimension nécessaire de la démocratie. Il est entendu que la démocratie est et doit être la gestion juridique de la coexistence et du pluralisme.

Mais elle est et doit être aussi autre chose. Elle est et doit être le gouvernement de la collectivité par elle-même dans son ensemble et pas simplement dans ses parties. Elle est et doit être autogouvernement de la communauté politique comme telle, sauf de quoi les prérogatives de droit des membres et des composantes de cette communauté se révèlent à terme illusoires. La démocratie des droits est une démocratie tronquée, qui perd de vue la dimension proprement politique de la démocratie; elle oublie le fait de la communauté politique, fait au niveau duquel se joue en dernier ressort l’existence de la démocratie. Nous en avons l’abondante vérification avec l’inexorable dessaisissement oligarchique dont se paie son progrès. L’installation du sujet individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives entraîne l’occultation du sujet politique collectif de la démocratie.

En second lieu, à un niveau plus profond encore, cette poussée du droit entre en collision et en contradiction avec ses conditions d’existence effectives. Elle se met à saper ses propres bases. Il y a, en effet, une utopie du droit, ou plus précisément une dynamique et une logique utopiques des droits de l’homme – l’utopie d’une juridisation intégrale et sans reste de l’espace social. L’utopie d’une résorption progressive des données du politique dans le droit. Pour aller au terme du mouvement qu’elle dessine, l’utopie que le pouvoir, les conflits, les frontières, les bornes et les contraintes de collectivités historiquement constituées, les nations, autrement dit, avec leurs États, se dissolvent peu à peu au sein d’une société civile mondiale de purs individus, sans politique ou sans autre politique que la gestion juridique de la coexistence des individualités et des particularités. La démarche de fondation en droit, poussée au bout, conduit paradoxalement à une crise des fondements de la démocratie, crise qu’on voit se dessiner et qui ne fait que commencer. En un certain point de son expansion, la logique du droit se retourne contre la forme politique qui a permis son déploiement. Elle aveugle la démocratie sur ce qui la rend possible, en la suspendant en quelque sorte dans le vide.

C’est par rapport à cette occultation et à cette menace d’autodestitution que la philosophie politique trouve aujourd’hui sa fonction civique en même temps que sa nécessité philosophique. Elle tire son interrogation primordiale de ce vertige intérieur qui retourne les démocraties contre leur support historico-politique et les ferme à l’intelligence à la fois de leurs bases et de leurs limites. Qu’est-ce qui a rendu les démocraties possibles ? L’évidence de leurs principes de droit tend à leur masquer la question, désormais, en les entraînant dans un processus d’autodestruction. Quelle mise en forme du politique a pu rendre concevables ces choses hautement improbables, à l’aune de ce dont les millénaires de l’histoire humaine nous offrent le spectacle : un pouvoir démocratisable, un pouvoir appropriable par la collectivité au lieu de s’imposer à elle, et un lien collectif individualisable, alors que ce que nous voyons fonctionner partout, c’est le lien contre l’individu, un lien qui précède et assujettit les personnes ? Comment est-ce qu’a pu se créer cette réalité que toute l’histoire qui nous précède ferait juger contradictoire dans les termes : un espace social et politique juridisable selon le droit des personnes ? Juridisable dans une certaine mesure, jusqu’à un certain point, le problème étant qu’il ne l’est pas intégralement, que le droit suppose autre chose que lui-même pour régner et s’incarner. Le droit transforme radicalement le politique et ses conditions d’exercice, mais il ne saurait se le soumettre entièrement; il n’est pas en mesure d’en faire son pur et simple instrument. Dans la démocratie, il continue d’y avoir du pouvoir, du conflit, de l’appartenance, toutes dimensions qui, par un côté, contre-disent la pure logique de la liberté et de l’égalité des individus, mais toutes dimensions hors desquelles, par l’autre côté, cette logique resterait sans théâtre d’application.

Il ne s’agit pas d’opposer tout uniment droit et politique, de contester la pertinence du droit au nom du politique. Il s’agit de comprendre l’articulation du politique et du droit. Il s’agit de saisir comment le politique peut porter l’expression du droit tout en la limitant. Il s’agit, en d’autres termes, d’établir la pertinence du droit, en éclaircissant les conditions qui ont permis cette chose extraordinaire, la juridisation du lien social sur la base des droits subjectifs des individus. Que suppose dans le registre du politique l’installation des droits de l’homme comme source et norme des rapports entre les personnes ? Mais établir de la sorte la possibilité de la fondation de l’ordre politique en droit, c’est aussi devoir critiquer les effets de méconnaissance qui en sont inséparables, devoir définir les limites à l’intérieur desquelles cette démarche de redéfinition en droit est susceptible de s’appliquer.

La nature de la démocratie

Double interrogation, donc; une interrogation d’abord sur le politique historiquement constitué tel que nous le rencontrons dans notre monde et tel que nous sommes portés à le redécouvrir à la base de la démocratie; une interrogation, ensuite, sur le politique en général, au-delà ou en deçà des mises en forme au travers desquelles nous l’appréhendons.

Quelle est la forme du politique qui correspond à la démocratie ? Comment caractériser la forme extrêmement particulière de communauté politique à l’intérieur de laquelle a pu apparaître la démocratie ? En d’autres termes, quelle est la forme du politique qui permet la constitution de la politique ? La constitution de la politique, cela veut dire la formation d’un pouvoir appropriable par la communauté politique, d’un pouvoir en lequel la collectivité peut se projeter et se reconnaître, à l’opposé de la formule des anciens pouvoirs qui se présentent et s’exhibent sous le signe du dissemblable et de l’hétéronomie. Mais la constitution de la politique passe en outre par l’apparition d’une autre forme du lien politique autorisant la participation des acteurs-citoyens à cette compétition pour le pouvoir, un lien politique individualisé, c’est-à-dire un lien dont les termes liés sont posés antérieurement au lien, de telle sorte que le lien ne peut procéder que de leur volonté de se lier, au rebours là encore de ce qu’on observe à travers toute l’histoire, qui nous montre le lien posé avant les termes liés, et s’imposant à eux, sans qu’ils aient prise sur sa teneur. Le contenu du lien tombe d’avant et du dessus. Les acteurs existent parce qu’ils sont liés, d’un lien qui les précède et les englobe. Nous autres nous posons au contraire qu’ils existent d’abord et qu’ils se lient ensuite. Ils naissent libres et également libres, selon la formule des droits de l’homme, en conséquence de quoi le lien qui les unit ne peut procéder que de leur libre volonté. Qu’est-ce qui a pu permettre l’émergence d’une telle formule du lien social ?

Si l’on interroge cette émergence, sous l’angle du politique, il faut répondre : ce qui a permis l’apparition de cette liberté à l’intérieur du lien des hommes, c’est en fait la possibilité d’un lien plus profond dans l’implicite. Ils sont liés de fait, ils sont tenus ensemble, mais d’une manière qui ne leur apparaît pas, qui ne les contraint pas directement, de telle sorte qu’ils disposent d’une marge de manœuvre pour définir leurs rapports dans l’explicite, selon le droit. Nous sommes amenés à concevoir une forme du politique où le politique se cache, ou passe au second plan, de telle manière qu’il libère très réellement un espace pour la politique au premier plan. Les citoyens sont liés d’un lien invisible qui leur laisse la liberté de définir leurs rapports en conscience, comme s’ils n’étaient pas liés au départ, dans la limite où cette définition explicite n’entame pas la réalité de leur lien implicite. De la même façon, le pouvoir dans la démocratie reste un pouvoir à l’instar de ce qu’il a été dans les sociétés antérieures, avec cette différence que, tout en restant cela, il se présente tout autrement. Il se donne comme un pouvoir appropriable, avec la liberté de l’établir, d’en désigner les titulaires et d’en définir explicitement les missions, comme s’il s’agissait à chaque fois de le constituer. Mais dans la limite, en réalité, où cette opération instituante n’entame pas sa réalité de pouvoir.

Nous apprenons quelque chose d’essentiel sur le politique à partir de la manière des plus surprenantes qu’il a de se présenter dans notre monde.

Loin de représenter une réalité invariante se donnant selon des lois univoques, il est une réalité éminemment plastique, puisque nous le rencontrons sous une forme paradoxale où, au lieu de peser de manière directe et expresse, il se dissimule en laissant libre cours à de la politique dont le mode de déploiement, jusqu’à un certain point, le contredit. Un paradoxe que nous retrouvons dans la formule de composition de notre société : une société d’invididus, c’est-à-dire une société qui prend le risque ou qui se paie le luxe de ne pas se présenter comme une société une, cohérente, supérieure à ses membres, à l’exemple de toutes celles qui l’ont précédée dans l’histoire, une société qui met en avant la déliaison de ses membres, mais qui n’en reste pas moins, à un niveau profond, implicite, une société. La particularité inouïe de notre forme de société et de notre forme de communauté politique réside dans ce dédoublement entre le dire et le faire, entre le politique implicite et la politique explicite. C’est la condition de notre liberté en même temps que sa limite.

Le problème de la démocratie apparaît ainsi, historiquement, comme le problème de l’installation de cette forme de communauté politique où le politique passe dans l’implicite en libérant un espace de la politique explicite. Cela nous renvoie à la révolution religieuse et métaphysique du politique des XVIe et XVIIe siècles où s’est inventé, avec « l’État » en possession de son concept, le corps politique moderne.

Le problème de la démocratie apparaît d’autre part, auprésent, comme le problème du mixte entre le politique et la politique – la politique comme le domaine de la réalisation du droit – qui se réalise en elle à tous les moments.

Comment est-ce que s’articulent sa part visible et sa part cachée ? Il ne s’agit pas simplement de faire une théorie réaliste de la démocratie qui s’opposerait à l’idée consciente que la démocratie se fait d’elle-même ou aux principes dont elle se réclame. La tâche, autrement subtile, est d’élaborer une théorie de la démocratie capable de rendre compte de ce qu’elle se raconte et de la validité effectuante de cette idée qui modèle dans une mesure toujours plus large la réalité de nos régimes. Mais une théorie capable, simultanément, d’articuler cette part revendiquée avec une autre part, dissimulée celle-là, qui à la fois porte et contraint la part consciente. Une théorie véritablement réaliste de la démocratie est une théorie qui intègre ensemble les réalités coexistantes, conniventes et contradictoires du droit et de la politique.

Il est possible d’exprimer l’idée autrement encore, dans une perspective comparative. Penser la nature de la démocratie sous l’angle du politique, c’est devoir penser deux choses en même temps. C’est penser à la fois ce qui la différencie de toutes les formes politiques qui l’ont précédée, et ce qui l’apparente néanmoins à l’ensemble des formes politiques connues.

C’est penser la transformation du politique qui le fait devenir en grande partie de la politique et qui ce faisant l’ouvre à une juridisation toujours plus poussée, à une redéfinition en droit toujours plus exigeante et plus approfondie. Mais une transformation du politique qui ne l’empêche pas, toute-fois, de rester au fond ce qu’il fut dans l’ensemble des sociétés connues.

La nature du politique

Dernière question, après la question de la nature de la démocratie, la question de la nature du politique lui-même. Qu’est-ce que le politique, tel que le mouvement récent des démocraties le donne à interroger sous un jour où nous ne le connaissions pas ? Un jour qui n’annule pas les précédents éclairages sous lesquels il s’est donné à voir, mais qui s’y ajoute pour déplacer le regard que nous pouvions jeter sur lui et peut-être le rendre plus perçant.

La difficulté consiste en ceci qu’il n’est pas possible, pour cerner le politique et son rôle, de se contenter des critères habituels permettant de circonscrire un secteur particulier de l’expérience sociale – un système différencié des autres systèmes ou sous-systèmes sociaux par ses critères spécifiques, pour parler comme Luhmann, comme l’économie par exemple, ou la science, ou encore l’éducation. Car la vérité est qu’il y va au travers de ce domaine particulier de ce qui permet à quelque chose comme une communauté humaine d’exister, et à des hommes de se constituer comme hommes à l’intérieur de cette communauté. Pour le dire d’un mot très lourd, mais qui est le plus approprié : l’enjeu du politique est transcendantal.

Il nous est demandé de retrouver d’une certaine manière le point de vue des anciens. Le politique est ce qui organise les communautés humaines en dernier ressort. Nous pouvons même franchir un pas de plus en risquant une proposition qui n’eût pas eu de sens pour les anciens : le politique est ce qui permet à une communauté humaine de tenir ensemble. Mais le problème est que nous ne sommes plus dans le monde des anciens. Nous ne vivons plus sous le signe du primat explicite du politique, et nous ne pouvons pas faire comme si tel était le cas, en nous réfugiant dans une sorte d’exil anachronique par rapport à notre temps. Nous avons à être modernes, en nous gardant de croire que nous pouvons ne pas l’être à volonté. Nous avons à sauver quelque chose de l’intelligence ancienne du politique dans un monde où le politique a irrémédiablement l’allure d’un phénomène secondaire et dérivé. Il l’a par structure, en raison de ces dimensions constitutives de l’ordre social que sont les droits reconnus aux individus et, corrélativement, l’indépendance de la société civile que les individus sont reconnus libres de former entre eux. Non seulement la société civile s’organise en dehors de l’État, à l’abri de la subordination politique, mais elle est première, du point de vue de l’ordre politique : l’État est au service de ses fins. Il n’a de consistance légitime que celle qu’il tire de la représentation de la liberté des citoyens et des intérêts organisés au sein de la société civile. Il ne s’agit pas que d’un principe : c’est la donnée structurante de notre monde. Elle peut permettre de conclure qu’il n’y a plus de politique, que le politique n’existe plus, qu’il n’y a plus que de la politique. Il y a des auteurs pour franchir le pas, comme Luhmann, justement, par exemple. C’est une illusion d’optique, à mon sens, mais une illusion pleine de sens qui repose sur une part importante de réalité, qu’on ne peut songer à nier.

La juste appréciation consiste à dire : le politique est dissimulé dans la politique, il y a du politique caché dans et derrière la politique. Nous sommes dès lors soumis à une double obligation : l’obligation, d’un côté, de rendre compte de ce fait que nous ne pouvons songer à récuser, la métamorphose bien réelle du politique dans la politique, et l’obligation, de l’autre côté, d’expliquer que le politique, au-delà de la politique, reste instituant, de manière invisible ou implicite. Il reste instituant sans être déterminant, en tout cas de manière ouverte. Il ne dicte pas sa loi à la communauté politique.

La grande nouveauté du moment où nous sommes, par rapport aux problématiques antérieures, réside dans cette dissociation entre institution et détermination, que nous devons assumer jusqu’au bout. Dans les totalitarismes, précisément, le politique redevient déterminant. Sur ses confins, il est révélateur de voir un auteur comme Carl Schmitt dénoncer la « dépolitisation » libérale-bourgeoise au nom d’une expérience où le politique redevient déterminant, à savoir la guerre, étrangère ou civile, dans la tension de laquelle se dissout l’illusion de la politique. La démystification prétendue égare, en réalité, comme souvent, en confondant la suspension d’un ordre de phénomènes avec son inconsistance intrinsèque. Nous avons à reconnaître toute sa réalité à la politique, en tant que transformation du politique, tout en reconnaissant le rôle spécifique du politique. Il n’est pas, il n’a plus à être ce qui commande l’ordre de la communauté, il est ce qui l’institue, ce qui lui permet d’exister comme communauté. Il ne lui dicte pas sa manière d’être, il la fait être. Il existe, du reste, un fait d’expérience massif, au sein de notre monde, qui est de nature à nous mettre sur la piste de ce politique devenu impensable alors que nous en avons une attestation gigantesque sous les yeux. Il n’est que de songer à l’anomalie flagrante que représente la croissance de l’État dans le monde libéral. Pourquoi le pouvoir n’a-t-il jamais été aussi étendu, aussi prosaïquement puissant que dans le monde où le politique passe à l’arrière-plan ? Parce que dans cette société qu’il ne domine plus, il n’en remplit pas moins un rôle instituant. Il ne le remplit plus sur le mode ostentatoire qui s’attachait à son ancienne fonction d’ordre; il le remplit en secret au travers de ses fonctions matérielles de service envers la collectivité.

Ce vers quoi nous mène cette manière de comprendre la place et le rôle du politique, je l’ai suggéré, c’est ni plus ni moins une réactivation de la question transcendantale sur un autre terrain que celui où nous sommes accoutumés à la rencontrer et où elle s’est d’abord formulée. Elle s’est imposée d’abord dans le registre de la connaissance : qu’est-ce qui nous permet de connaître et jusqu’à quel point pouvons-nous connaître ? Nous la retrouvons ici dans un tout autre domaine d’expérience : qu’est-ce qui permet à une communauté humaine d’exister et de tenir ensemble, compte tenu du fait que cette cohésion n’est ni de l’ordre d’une donnée de nature, ni de l’ordre d’une création délibérée, même si elle comporte des traits des deux ?

Qu’est-ce qui autorise une société à exister, de telle sorte qu’elle devienne une société de personnes, dotées d’une disposition d’elles-mêmes qui interdit de jamais les réduire aux parties d’un tout, mais de telle sorte aussi que cette société ait globalement et collectivement prise sur elle-même ? Le politique est seul à même de fournir la réponse à la question.

Pour conclure en suggérant une voie d’approfondissement sous forme d’une proposition abrupte : l’humanité est politique en ceci qu’elle se présente toujours et partout sous l’aspect d’une pluralité de communautés autonomes. Ce dernier mot est pour désigner le fait que ces communautés ont à se définir les unes par rapport aux autres, en même temps que le fait qu’elles ont intérieurement puissance sur elles-mêmes. Elles s’appliquent à elles-mêmes, elles s’organisent elles-mêmes, non pas de manière délibérée et consciente, mais de manière processuelle. Le politique consiste dans les dimensions spécifiques par lesquelles passe cette autonomie processuelle.

Il en existe au moins trois : le pouvoir, le conflit, la norme. Trois dimensions qui font que les communautés humaines, à la différence des sociétés animales, possèdent une disposition pratique d’elles-mêmes, se réfléchissent en acte et se gouvernent processuellement. Elles disposent d’elles-mêmes et se gouvernent infrastructurellement, inconsciemment, même lorsque c’est pour se dénier cette capacité, comme ce fut le cas sur la plus longue durée de leur histoire au travers de la religion. Nous pouvons définir celle-ci, dans cette perspective, comme l’usage de l’autonomie processuelle pour poser l’hétéronomie explicite. Car c’est encore une façon de disposer de soi, ô combien, que de poser qu’on ne dispose pas de soi, que c’est à d’autres, ancêtres ou dieux, antérieurs et supérieurs, qu’on doit d’être ce qu’on est. Mais aussi bien, dans l’autre sens, cette autonomie processuelle est-elle ce qui peut fonder la volonté explicite de l’autonomie. Elle apporte un support effectuant à l’ambition démocratique, aux antipodes du renoncement religieux. Le péril devenant dans ce nouveau cadre, où nous avons basculé depuis peu, que la poursuite explicite de l’autonomie, au travers de la politique, ne se retourne contre ce qui la rend possible, l’autonomie processuelle assurée par le politique. Tel est exactement le point où nous sommes parvenus, point à partir duquel le politique se donne à concevoir en fonction de son recouvrement et de son oubli.

Un dernier pas, dans la ligne de ces suggestions : la question transcendantale relativement à ce qui permet à de l’être-ensemble d’exister se confond ultimement avec la question de ce qui permet à quelque chose comme un être-soi d’advenir et de fonctionner. Nous sommes des personnes parce que nous vivons dans des communautés politiques. Les dimensions qui produisent la disposition de soi au niveau collectif ont leur pendant, au niveau individuel, dans les structures qui donnent chacun de nous à lui-même. Ce ne sont pas les mêmes, mais elles sont du même ordre et elles s’articulent.

Le politique est le correspondant, à l’échelon de l’être-ensemble, de ce qui constitue l’être-soi, en procurant à la personne sa possession réfléchie et sa détermination irréfléchie d’elle-même. La réflexion sur le politique est un moment dans une anthropologie transcendantale plus vaste.