28 Mart 2008 Cuma

Citoyenneté


Citoyenneté

par Christophe Miqueu

S’il est une notion galvaudée en raison d’une utilisation incessante et parfois insensée dans le langage courant, la citoyenneté est probablement celle-là. Dans un ouvrage récent consacré aux Figures de la citoyenneté, un condensé de ces usages nous est proposé :

« On parle de citoyenneté européenne, de citoyenneté locale, de citoyenneté de l’entreprise, voire d’entreprise citoyenne, de citoyenneté dans l’environnement, de citoyenneté intercommunale, de l’éducation citoyenne, du citoyen de banlieue, de la vie citoyenne ou de la citoyenneté du monde ! On est ainsi dans un cercle de citoyenneté. » (Desmons, 2006 : 135).

Cette multiplication des acceptions et autres applications de la citoyenneté témoigne néanmoins d’un regain d’intérêt extraordinaire pour la compréhension du rôle de l’individu dans la communauté politique, qui se traduit par un renouveau considérable ces vingt dernières années dans les études politiques pour les réflexions relatives à cette notion. De multiples facteurs s’entremêlent pour bouleverser l’idée courante que nous nous faisons de la citoyenneté en contexte démocratique : l’essor de la mondialisation, la multiplication des flux migratoires, l’attention de plus en plus forte portée aux différences culturelles et ethniques et les diverses secousses qui en résultent à l’encontre du concept d’État-nation (Heater, 1999 : 2-3), tandis qu’au même moment nombre de gouvernements doivent faire face à une crise de la légitimité politique et à un désengagement civique de citoyens désillusionnés. Le débat en théorie politique s’en trouve décuplé. La citoyenneté devient plus qu’un enjeu théorique, et ceux qui s’affrontent à son sujet en ont bien conscience. Elle détermine des pratiques politiques et peut dès lors constituer un schéma théorique véhiculant une idéologie prête à dominer les discours et les actes.

Toutes ces approches concurrentes ont cependant souvent un point faible, c’est qu’en « formalisant l’appartenance d’un individu à une communauté politique » dans un cadre civique défini, elles prennent le phénomène comme s’il allait de soi, et en viennent assez vite à « masque[r] le sens qu’il a historiquement acquis. » (Magnette, 2001 : 6) On en vient aisément à réduire la citoyenneté à toute forme d’appartenance « à une communauté d’individus partageant des droits et devoirs et une conscience de groupe », ce qui peut « décrire un nombre illimité de situations sociales » (Magnette, 2001 : 7). Il convient donc de saisir la nature précise de cette notion en s’abstenant de tout usage métaphorique. Ceci est d’autant plus indispensable que la citoyenneté est une caractéristique centrale de la vie politique et sociale, et qu’il semble, dans les démocraties contemporaines, absolument inenvisageable de concevoir une communauté politique autrement qu’avec des membres disposant de droits et de devoirs, ainsi que d’un pouvoir de participer aux décisions collectives, quelles que soient les formes constitutionnelles que ces trois dimensions prennent. La difficulté première lorsqu’on aborde cette notion est donc de savoir s’il est possible d’en saisir l’essence quand en apparence elle aurait tendance à nous confronter au divers des expériences politiques vécues. Mais lorsqu’on y regarde de plus près et que l’on examine cette étrange constellation que recouvre la notion aujourd’hui, alors on se rend compte que l’unité recherchée est peut-être dans la problématique originelle de la philosophie politique que cette notion ne manque pas de charrier : comment l’un peut-il s’accorder avec le multiple (Platon, 1966) ?

1. Une longue histoire

On peut mettre en valeur deux périodes principales dans cette histoire : l’une, pré-moderne, se déroulerait de la démocratie athénienne à la Révolution française ; l’autre, moderne, couvrirait la période de la Révolution française à aujourd’hui (Riesenberg, 1992). Si on s’en tient aux principaux moments de la première phase, on peut insister sur l’existence, dès la Politique d’Aristote, d’une première détermination systématique de la notion, théorisant la pratique politique de la démocratie athénienne : le citoyen est celui qui a la capacité politique de participer aux délibérations des assemblées, d’exercer une fonction judiciaire et de défendre la cité comme soldat en temps de guerre. Si elle est exclusive et hiérarchique (car les étrangers, les esclaves et les femmes ne peuvent être citoyens), la citoyenneté n’en demeure pas moins originellement entendue comme participation à la vie commune de la cité, et cet engagement est pour l’homme, animal politique, la réalisation de son essence (Aristote, 1993 : 207).

L’héritage aristotélicien de la citoyenneté comme participation se retrouve dans l’humanisme civique de la Renaissance et tout particulièrement dans ce moment machiavélien qui court des cités florentines au républicanisme anglais (Pocock : 1997). Il est aujourd’hui repris par les théoriciens communautariens qui développent en termes contemporains l’idéal classique de participation démocratique et d’engagement civique en vue de contribuer au bien commun (Taylor, 1989 ; Sandel, 1999). Cependant, l’histoire de la citoyenneté républicaine a connu une évolution tout à fait singulière dans le contexte de la République romaine, et ses prolongements théoriques dans l’œuvre de Cicéron. C’est vers la liberté que celui-ci a fait en effet évoluer l’idée de citoyenneté. Dans la Rome républicaine, la citoyenneté est un métier vécu à temps plein et une manière de participer à la vie de la cité (Nicolet, 1976) dont le souvenir conserva un poids immense dans les esprits lettrés jusqu’aux Lumières. Le citoyen s’y définit en premier lieu comme homme libre, et il n’y a d’homme libre que dans le cadre d’un gouvernement libre et non-tyrannique capable de déterminer le bien collectif et les moyens d’y accéder. C’est donc la loi qui garantit cette liberté indissociable du devoir (Cicéron, 1991). La citoyenneté n’est alors autre que la liberté dont dispose l’individu dans la communauté politique en raison de son comportement civique vertueux. Nombres de commentateurs, au premier rang desquels Q. Skinner, ont vu dans cette tradition romaine basée sur la promotion de la chose publique par la vertu civique de ses membres l’influence véritable des courants de pensée républicains de Cicéron à Rousseau en passant par Machiavel (Skinner, Bock et Viroli, 1990 : 121-141 ; Skinner, 2002).

Mais ce paradigme républicain du vivere civile qui jusqu’à la fin du dix-huitième siècle était encore dominant, n’en fut pas moins fortement troublé par l’émergence rapide de la nouvelle civilisation marchande, de ses valeurs fondées sur la liberté de circuler et de posséder, et de sa logique des droits et du bonheur individuel. L’opposition entre richesse et vertu a été au cœur des débats effervescents de sociétés pour lesquelles le langage juridico-économique des droits individuels devenait de plus en en plus central au détriment du langage politico-moral de l’autonomie du citoyen dans un gouvernement libre (Hont et Ignatieff, 1983 ; Pocock, 1998), tout en laissant libre-cours à un anti-monarchisme qui exigeait un renouveau de l’idée de citoyenneté. L’inflation patente de la référence à l’individu comme principe premier de l’organisation politique, puisque c’est lui qui en raison consent au pacte social et à la logique d’obéissance aux lois qui en résulte nécessairement (Hobbes, 1996), accentuait cette tension depuis l’âge classique. La pensée des Lumières s’efforça de dépasser cette antinomie en articulant la sphère individuelle et la sphère collective. Un exemple éclatant à la veille de la Révolution française illustre ce mouvement propre à l’idée de citoyenneté : la définition que propose Diderot (1976) du « citoyen » dans l’Encyclopédie. Le citoyen est celui qui jouit des droits d’une société libre tout en obéissant aux lois que son appartenance à cette société implique :

« Le nom de citoyen ne convient ni à ceux qui vivent subjugués, ni à ceux qui vivent isolés » (Diderot, 1976 : 466).

Le citoyen n’est donc ni l’esclave ni le souverain. Mais Diderot va plus loin. Non seulement sa définition s’oppose à la réduction hobbesienne du citoyen au sujet, mais en plus elle la renverse, puisque le sujet n’est autre chose que l’envers du citoyen, l’obéissance n’ayant de sens que là où la liberté est assurée. Sa compréhension fine de la réalité individuelle qui se cache derrière tout citoyen le conduit à mettre également en valeur le concept d’égalité : les citoyens sont « tous également nobles », et l’égalité démocratique est à rechercher car « plus les citoyens approcheront de l’égalité de prétentions et de fortune, plus l’État sera tranquille » (Diderot, 1976 : 467).

Au lendemain de la Révolution française, Hegel proposa de résoudre définitivement ces tensions propres à l’idée de citoyenneté, en offrant l’explication la plus systématique et la plus aboutie, au § 261 des Principes de la philosophie du droit, de l’articulation des droits et des devoirs :

« L’individu, [qui est] sujet d’après ses obligations, trouve, en les remplissant en tant que citoyen, la protection de sa personne et de sa propriété, la prise en considération de son bien-être particulier et la satisfaction de son essence substantielle, la conscience et l’amour-propre [qui consistent à] être membre de ce tout » (Hegel, 1998 : 327).

Si dans l’éthicité hégélienne obligation et droit viennent se confondre car l’homme n’a de droit que pour autant qu’il a des devoirs et réciproquement, alors la citoyenneté constitue bien l’accès principal de l’individu à l’universalité qu’incarne l’État. La modernité politique n’allait cependant pas en rester là en complexifiant encore la notion de citoyenneté.

2. La citoyenneté moderne

On parle communément de « citoyenneté moderne » pour désigner la conception qui s’est développée dans les pratiques politiques des nations démocratiques occidentales depuis la fin du siècle des Lumières avec les révolutions américaine et française. Recueillant l’héritage des grands penseurs politiques occidentaux, les États-nations ont globalement défini la citoyenneté en articulant un double point de vue. La citoyenneté moderne a d’abord une dimension juridico-politique très nette. Depuis Bodin (1993), le corollaire fondamental du concept de citoyen est en effet celui d’État. Aussi, la citoyenneté moderne se définit en premier lieu à partir de son rapport étroit au couple liberté/autorité : le citoyen est l’individu dont la liberté est protégée par l’État auquel il obéit. La citoyenneté relève donc strictement de la sphère publique et exclut « la désobéissance pour des raisons personnelles » : elle « ne connaît que l’égalité devant la loi » (Freund, 1965 : 365-6). Dans cette conception classique du libéralisme politique, la citoyenneté ne relève donc en rien de supposées propriétés innées ou autres qualités morales, elle est un statut, collectivement délimité et réglementé : celui d’individus doués de raison qui voient dans l’État le protecteur de leurs droits, et le garant de la liberté individuelle partout où les lois n’obligent pas (Hobbes, 1971). Il faut ici souligner l’abstraction propre à la nature du citoyen qui en cela est irréductible à l’individu concret. Le citoyen n’est autre qu’un sujet de droit qui dispose d’un ensemble de droits et de libertés, civiles et politiques, en contrepartie des obligations qui lui sont imposées de ne pas enfreindre les lois et de participer aux efforts collectifs de la nation dont il est membre (Schnapper, 2000 : 9-10). Mais ce sujet de droit peut aussi être un acteur politique en tant qu’il participe de la souveraineté nationale. En cela, tout citoyen est membre d’une communauté idéale, la nation, qui transcende sa propre individualité et l’engage dans les choix collectifs (Schnapper, 1994), dont le système représentatif est l’application institutionnelle concrète la plus courante (Manin, 1995). Il semble qu’on puisse alors faire une distinction entre citoyen passif et citoyen actif (Sieyès, 1988 : 600), autrement dit entre « être un citoyen » (« to be a citizen »), c’est-à-dire jouir des droits du citoyen passif, et « agir en qualité de citoyen » (« to act as a citizen »), c’est-à-dire être pleinement engagé dans l’exercice des droits de participation politique qui constituent la citoyenneté active (Lister, 1997). Dès lors que les deux niveaux sont unifiés, la citoyenneté apparaît à la fois comme un principe rationnel d’organisation de la vie commune et de légitimation de la décision politique. Le rapport entre nationalité et citoyenneté détermine la panoplie des variations possibles de ces principes. Dans le cas français, on peut dire que c’est d’un même mouvement que l’acquisition progressive des droits et la participation de tous au destin collectif ont concrètement forgé depuis la Révolution française une conception de la nationalité absolument indissociable de celle de la citoyenneté, puisque la qualité de membre du corps politique national souverain est un préalable à l’acquisition de la citoyenneté, même si ce processus, d’hier à aujourd’hui, est loin d’être celui d’un déroulement téléologique et sans heurts (Nicolet, 1982, 2000 ; Jaume, 1989 ; Rosanvallon, 1992 ; Le Cour Grandmaison, 1992 ; Duchesne, 1997 ; Weil, 2002 ; Colas, 2004 ; Monnier, 2006).

La seconde dimension de la citoyenneté moderne est économico-sociale. Marshall (1950) est le premier à avoir clairement mis en valeur que la notion de citoyenneté ne pouvait être vraiment comprise si on n’ajoutait pas aux droits civils et politiques garantis par les États libéraux l’ensemble des droits sociaux sans lesquels les premiers ne sont que pure abstraction – notamment dans le contexte, courant dans les sociétés modernes, d’un contrôle de l’État démocratique par la classe dominante (Marx, 1968). L’exercice réel de la citoyenneté implique donc que les conditions de vie des citoyens tendent suffisamment vers le bien-être pour rendre concrets les principes de liberté et d’égalité que le droit énonce. L’État ne peut se contenter d’un rapport de protection avec ses citoyens, il doit aussi favoriser la cohésion sociale et contribuer à subvenir aux besoins de chacun grâce à une politique sociale de redistribution des richesses et de réduction des inégalités. La composante sociale assure donc à tous les citoyens « de mener une vie civilisée en vertu des standards en vigueur dans la société » (Marshall, 1950 : 11, traduit par Magnette, 2001 : 2). On retrouve ici le langage de l’État social, mis en pratique depuis les années 1950 :

« Dans le langage d’aujourd’hui, empreint des ambitions d’égalité sociale de l’État-Providence, le concept de citoyenneté incorpore les droits sociaux, et intègre le sentiment d’appartenance à une communauté sociale. L’État n’est plus seulement le lieu où se construit la volonté générale mais aussi un patrimoine commun, dont tous les citoyens sont à la fois les débiteurs et les créanciers. La dichotomie de l’État et de la société civile est estompée depuis que les biens sociaux font l’objet de négociations politiques. Le compromis historique de l’État-Providence fut de ramener le social dans le giron de la loi, d’en faire une matière de la souveraineté populaire au lieu de l’en exclure comme les libéraux l’exigeaient. L’égalité politique ne s’est pas traduite en égalité sociale, mais elle a permis aux travailleurs d’agir sur l’inégalité sociale en tant que citoyens » (Magnette, 2001 : 260).

Si la citoyenneté moderne rend donc possible une résolution des contradictions entre la société civile et l’État et s’efforce par le biais de sa dimension sociale de « civiliser le capitalisme », il semble néanmoins que l’inflation contemporaine du substantif « citoyenneté » et du qualificatif « citoyen » soit étroitement liée à la vielle incompatibilité entre la citoyenneté et le marché. On essaie de camoufler les multiples fragmentations politiques et autres dislocations sociales en s’efforçant de retrouver le citoyen partout, mais cela ne parvient en rien à résoudre les tensions apparues avec le développement du capitalisme mondialisé qui semblent contrevenir aux principes les plus élémentaires de l’organisation rationnelle d’une pratique citoyenne. Le cadre national est particulièrement mis en question au motif que l’État – que l’on cherche à réduire comme peau de chagrin – ne pourrait plus satisfaire isolément les revendications en faveur des droits sociaux et que la gestion des inégalités devrait relever d’une gouvernance internationale, ce qui n’est pas sans lien avec la crise de la participation civique. Face à ces difficultés nouvelles, de nombreux auteurs développent une conception post-moderne de la citoyenneté qui s’attacherait aux principes démocratiques qu’elle véhicule plus qu’aux réalités politiques auxquelles elle est liée afin de mettre en avant la dimension émancipatrice de la notion, qui passe le plus souvent par sa prise d’indépendance à l’égard de l’État libéral moderne (Faulks, 2002). À l’ère globale, on rêve la citoyenneté « deterritorialisée » (Delanty, 2000) et « multiple » (Heater, 2004 : 321 et suivantes). Or, face aux bouleversements contemporains, doit-on nécessairement rejeter le cadre conceptuel de la citoyenneté moderne pour sauver la notion de citoyenneté elle-même ?

3. Enjeux post-modernes

Incontestablement, la particularité du monde contemporain semble être la multiplication des « exigences de citoyenneté » (Hampsher-Monk, I. et Mckinnon C., 2000), en raison de l’extension possibles des droits et obligations en-deçà et au-delà de l’État libéral et des formes de communautés politiques aux frontières de plus en plus insaisissables. La citoyenneté n’est plus une qualité juridique attachée à une identité politique, elle devient de plus en plus une expression quantitative de droits. On peut mettre en évidence deux requêtes principales, la première, plus locale, liée à la prise en considération du fait du pluralisme, la seconde, plus globale, liée à la prise en considération du caractère mondialisé des problématiques contemporaines. Les deux semblent mettre en crise la réduction de la citoyenneté aux limites de la nation.

Les défenseurs d’une politique de la différence et d’une conception multiculturaliste de la communauté politique remettent en question l’abstraction propre à la citoyenneté moderne, incapable à leurs yeux de répondre aux attentes du monde contemporain, et notamment au pluralisme des appartenances culturelles et sociales inhérent aux sociétés politiques. L’individu ne peut être uniquement conçu comme membre d’une société politique particulière, ses appartenances sont multiples, son identité plurielle. Si toute démocratie de type libéral a pour vocation de dire le juste, mais de laisser aux individus le libre choix de ce qu’ils considèrent comme bon, alors il faut qu’elle favorise au maximum l’expression des identités singulières afin d’éviter le repli des citoyens sur leurs propres particularismes au détriment de la vie collective. Cela implique tout particulièrement de redéfinir la citoyenneté, couramment ordonnée à la norme culturelle majoritaire, en reconnaissant les revendications des citoyens appartenant aux minorités culturelles. À l’inverse de la conception universaliste de la citoyenneté moderne, une citoyenneté multiculturelle est celle qui attribue des droits spécifiques aux minorités afin de garantir réellement la liberté des individus (Kimlicka, 2001).

La seconde exigence a une dimension universaliste conformément à l’idée classique de citoyen du monde. Elle demande que la citoyenneté soit élargie à l’échelle du monde, seule capable de nous offrir la perspective adéquate pour résoudre les problèmes globaux qui s’imposent à l’humanité. Deux formes présentes de ce cosmopolitisme d’un nouveau genre sont particulièrement actives. L’une, d’orientation écologiste, évoque une citoyenneté mondiale pour faire face à la crise planétaire qui ne cesse de s’accentuer et préserver la communauté de destin humaine dans sa globalité et la terre comme territoire et comme patrie (Morin et Kern, 1993). L’autre, d’inspiration néo-marxiste, répond à la globalisation des échanges économiques et financiers par la globalisation des luttes sociales et politiques. La citoyenneté devient mouvante et avant tout résistante, s’opposant au libéralisme étatique comme au libéralisme économique, et ses défenseurs promeuvent un programme politique articulé autour d’un certain nombre d’exigences comme l’attribution de droits de citoyenneté à tout travailleur étranger dans le pays où il travaille, le « revenu garanti pour tous » ou encore le « droit à la réappropriation » (Hardt et Negri, 2000 : 480 et suivantes).

Au fond, avec la citoyenneté multiculturelle comme avec la citoyenneté mondiale, la problématique semble bien toujours d’articuler l’universalité abstraite propre à l’idée de citoyenneté et la réalité plurielle et complexe que cette universalité ne parvient pas à subsumer – ou pour le dire dans les catégories classiques de la philosophie politique, l’un et le multiple. Face à ces tensions qui tendent à fragmenter de plus en plus le concept de citoyenneté, nombreuses sont les tentatives destinées à retrouver un concept unifiant la diversité des revendications tout en prenant en considération les moyens de leur satisfaction. Dans le contexte continental et face au poids historique des nationalismes dans l’histoire européenne, Habermas a particulièrement rénové les études politiques consacrées aux questions identitaires avec son concept de « patriotisme constitutionnel ». Il s’agit de séparer l’identité nationale et ses attachements affectifs, culturels, linguistiques, territoriaux, historiques, de l’idée de citoyenneté. La citoyenneté se voit alors détachée de la nationalité et conférer une dimension purement abstraite puisque c’est aux seuls principes juridico-politiques communs tels que l’État de droit et les institutions démocratiques que doit être rattaché l’élan patriotique du citoyen (Habermas, 1990 : 238). Il serait alors envisageable que les États, à tout le moins dans le contexte européen, garantissent des droits aux minorités à condition que celles-ci consentent à défendre elles aussi ces principes (Habermas, 2000). La notion de « citoyenneté européenne » se définirait aussi aisément dans ce cadre théorique et, plus largement, en universalisant cette conception originale de la citoyenneté, il serait alors envisageable de la concevoir comme définitivement « post-nationale », puisque la défense de principes rationnels communs deviendrait l’unique élément qui formerait moralement – bien plus que politiquement – la communauté des citoyens (Ferry, 2000).

4. Retour à la citoyenneté républicaine ?

La difficulté d’une telle abstraction est cependant qu’elle ne peut s’empêcher, elle aussi, de nier que l’État-nation puisse continuer de constituer une réalité politique tandis que le postulat de son dépassement nécessaire semble loin de faire l’unanimité (Schnapper, 1994 ; Miller, 2000 ; Taguieff, 2005 ; Desmons, 2006 : 85-113 ; Manent, 2006). Mais peut-être qu’un tel mode de penser tient au fond à la manière dominante de considérer aujourd’hui la citoyenneté à l’aune du paradigme libéral, que l’on peut résumer à l’idée que les individus ont des droits que la communauté politique a pour fonction de préserver (Spitz, 1995). Or les adversaires de ce paradigme, qu’ils défendent une perspective de type socialiste ou conservatrice, ne manquent jamais une occasion de s’y enfermer. Le débat sur la liberté négative inauguré par Berlin en est une bonne illustration puisque ses adversaires se sont le plus souvent contentés de défendre une conception positive de la liberté, autrement dit de prouver par leur opposition que le schéma de pensée libéral défendu par Berlin était le bon (Spitz, 1995). Or, comment éviter un tel enfermement ?

Focaliser la citoyenneté sur le seul langage juridique des droits conduit à mettre complètement de côté la tradition civique, fondée sur la participation politique et la défense de la liberté collective. Si l’on accepte de réviser ce point de vue à l’aune de l’héritage républicain (Skinner et Van Gelderen, 2002), il devient concevable de retrouver dans la philosophie républicaine un contrepoint à ce paradigme dominant grâce à un ensemble de principes rationnels, adaptés au monde contemporain, constitutifs d’une citoyenneté conçue comme idéal-type vers lequel toute communauté politique, quelle que soit sa forme et son contenu, peut se proposer de tendre (Maynor, 2003 ; Pettit, 2004). Dans une telle perspective, trois idées fondamentales se dégagent tout particulièrement pour définir ce que l’on peut universellement entendre derrière l’idée de citoyenneté. La première idée est que la citoyenneté n’est envisageable que dans un contexte politique qui exclut par nature toute forme de domination, esclavage et autre servitude arbitraire : pour être citoyen, il est requis que l’individu ne soit lié à rien d’autre que l’ensemble des lois d’un gouvernement libre dont il reconnaît la légitimité politique (Skinner, 1991 ; Pettit, 2004). La deuxième idée est que l’on ne peut concevoir la citoyenneté que dans le cadre d’une articulation entre liberté et justice (Spitz, 1995 ; Rousseau, 2001) : un citoyen n’existe pas seul mais à travers la reconnaissance par ses concitoyens de sa propre citoyenneté, à savoir de sa liberté et du devoir qui s’impose à eux de la respecter. La troisième est que la citoyenneté n’est rien sans l’engagement rationnel et de plein gré de tous les citoyens d’une communauté donnée à en promouvoir les valeurs collectives par la vertu propre à l’obéissance, l’éducation et la participation : le citoyen doit prendre ses devoirs au sérieux autant qu’il le fait pour ses droits (Oldfield, 1990 ; Skinner, 1991). Loin d’un simple retour à la citoyenneté des anciens, ou d’une réprobation d’une vision post-moderne, il s’agit d’une conception de la citoyenneté engagée dans le devenir d’une communauté politique singulière qui insiste sur le fait que n’étant rien de naturel, la citoyenneté requiert un effort individuel et collectif.

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WEIL, P., 2002. Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris : Grasset.

Mots clés : contrat social – communauté – démocratie – devoir – esclavage – État – individu – liberté – nation – peuple – représentation – républicanisme – souveraineté – sujet de droit.

Comment citer cet article :

Miqueu, Christophe (2008), « Citoyenneté », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique.

http://www.dicopo.org/spip.php ?article102