Entretiens avec deux grands intellectuels sur le « concept » du 11 septembre 2001
Qu’est-ce que le terrorisme ?
Giovanna Borradori. – Que le 11 septembre soit ou non un événement d’importance majeure, quel rôle assignez-vous à la philosophie ? Est-ce que la philosophie peut nous aider à comprendre ce qui s’est passé ?
J. D. – Sans doute un tel « événement » requiert-il une réponse philosophique. Mieux, une réponse qui remette en question, dans leur plus grande radicalité, les présuppositions conceptuelles les mieux ancrées dans le discours philosophique. Les concepts dans lesquels on a le plus souvent décrit, nommé, catégorisé cet « événement » relèvent d’un « sommeil dogmatique » dont ne peut nous réveiller qu’une nouvelle réflexion philosophique, une réflexion sur la philosophie, notamment sur la philosophie politique et sur son héritage. Le discours courant, celui des médias et de la rhétorique officielle, se fie trop facilement à des concepts comme celui de « guerre » ou de « terrorisme » (national ou international).
Une lecture critique de Carl Schmitt (1), par exemple, serait fort utile. D’une part, pour prendre en compte, aussi loin qu’il est possible, la différence entre la guerre classique (confrontation directe et déclarée entre deux Etats ennemis, dans la grande tradition du droit européen), la « guerre civile » et la « guerre des partisans » (dans ses formes modernes, encore qu’elle apparaisse, Schmitt le reconnaît, dès le début du XIXe siècle).
Mais, d’autre part, il nous faut aussi reconnaître, contre Schmitt, que la violence qui se déchaîne maintenant ne relève pas de la guerre (l’expression « guerre contre le terrorisme » est des plus confuses, et il faut analyser la confusion et les intérêts que cet abus rhétorique prétend servir). Bush parle de « guerre », mais il est bien incapable de déterminer l’ennemi auquel il déclare qu’il a déclaré la guerre. L’Afghanistan, sa population civile et ses armées ne sont pas les ennemis des Américains, et on n’a même jamais cessé de le répéter.
A supposer que « Ben Laden » soit ici le décideur souverain, tout le monde sait que cet homme n’est pas afghan, qu’il est rejeté par son pays (par tous les « pays » et par tous les Etats presque sans exception d’ailleurs), que sa formation doit tant aux Etats-Unis et surtout qu’il n’est pas seul. Les Etats qui l’aident indirectement ne le font pas en tant qu’Etats. Aucun Etat comme tel ne le soutient publiquement. Quant aux Etats qui hébergent (harbour) les réseaux « terroristes », il est difficile de les identifier comme tels.
Les Etats-Unis et l’Europe, Londres et Berlin sont aussi des sanctuaires, des lieux de formation et d’information pour tous les « terroristes » du monde. Aucune géographie, aucune assignation « territoriale » n’est donc plus pertinente, depuis longtemps, pour localiser l’assise de ces nouvelles technologies de transmission ou d’agression. (Soit dit trop vite et en passant, pour prolonger et préciser ce que je disais plus haut d’une menace absolue d’origine anonyme et non étatique, les agressions de type « terroriste » n’auraient déjà plus besoin d’avions, de bombes, de kamikazes : il suffit de s’introduire dans un système informatique à valeur stratégique, d’y installer un virus ou quelque perturbation grave pour paralyser les ressources économiques, militaires et politiques d’un pays ou d’un continent. Cela peut être tenté de n’importe où sur la terre, à un coût et avec des moyens réduits.)
Le rapport entre la terre, le territoire et la terreur a changé, et il faut savoir que cela tient au savoir, c’est-à-dire à la techno-science. C’est la techno-science qui brouille la distinction entre guerre et terrorisme. A cet égard, comparé aux possibilités de destruction et de désordre chaotique qui sont en réserve, pour l’avenir, dans les réseaux informatisés du monde, le « 11 septembre » relève encore du théâtre archaïque de la violence destinée à frapper l’imagination. On pourra faire bien pire demain, invisiblement, en silence, beaucoup plus vite, de façon non sanglante, en attaquant les networks informatiques dont dépend toute la vie (sociale, économique, militaire, etc.) d’un « grand pays », de la plus grande puissance du monde.
Un jour, on dira : le « 11 septembre », c’était le (« bon ») vieux temps de la dernière guerre. C’était encore de l’ordre du gigantesque : visible et énorme ! Quelle taille, quelle hauteur ! Il y a eu pire depuis, les nanotechnologies en tous genres sont tellement plus puissantes et invisibles, imprenables, elles s’insinuent partout. Elles rivalisent dans le micrologique avec les microbes et les bactéries. Mais notre inconscient y est déjà sensible, il le sait déjà et c’est ce qui fait peur.
Si cette violence n’est pas une « guerre » interétatique, elle ne relève pas non plus de la « guerre civile » ou de la « guerre des partisans », au sens défini par Schmitt, dans la mesure où elle ne consiste pas, comme la plupart des « guerres de partisans », en une insurrection nationale, voire en un mouvement de libération destiné à prendre le pouvoir sur le sol d’un Etat-nation (même si l’une des visées, latérale ou centrale, des réseaux « Ben Laden », c’est de déstabiliser l’Arabie saoudite, alliée ambiguë des Etats-Unis, et d’y installer un nouveau pouvoir d’Etat). Si même on persistait à parler de terrorisme, cette appellation couvre un nouveau concept et de nouvelles distinctions.
G. B. – Vous croyez qu’on peut marquer ces distinctions ?
J. D. – C’est plus difficile que jamais. Si on veut ne pas se fier aveuglément au langage courant, qui reste le plus souvent docile aux rhétoriques des médias ou aux gesticulations verbales du pouvoir politique dominant, il faut être très prudent quand on se sert des mots « terrorisme » et surtout « terrorisme international ». Qu’est-ce que la terreur, en premier lieu ? Qu’est-ce qui la distingue de la peur, de l’angoisse, de la panique ? Tout à l’heure, en suggérant que l’événement du 11 septembre n’était major que dans la mesure où le traumatisme qu’il a infligé aux consciences et aux inconscients ne tenait pas à ce qui s’était passé mais à la menace indéterminée d’un avenir plus dangereux que la guerre froide, est-ce que je parlais de terreur, de peur, de panique ou d’angoisse ?
La terreur organisée, provoquée, instrumentalisée, en quoi diffère-t-elle de cette peur que toute une tradition, de Hobbes à Schmitt et même à Benjamin, tient pour la condition de l’autorité de la loi et de l’exercice souverain du pouvoir, pour la condition du politique même et de l’Etat ? Dans le Léviathan, Hobbes ne parle pas seulement de « fear » mais de « terrour ». Benjamin dit de l’Etat qu’il tend à s’approprier, par la menace, précisément, le monopole de la violence. On dira, certes, que toute expérience de la terreur, même si elle a une spécificité, n’est pas nécessairement l’effet d’un terrorisme. Sans doute, mais l’histoire politique du mot « terrorisme » dérive largement de la référence à la Terreur révolutionnaire française, qui fut exercée au nom de l’Etat et qui supposait justement le monopole légal de la violence.
Si on se réfère aux définitions courantes ou explicitement légales du terrorisme, qu’y trouve-t-on ? La référence à un crime contre la vie humaine en violation des lois (nationales ou internationales) y implique à la fois la distinction entre civil et militaire (les victimes du terrorisme sont supposées être civiles) et une finalité politique (influencer ou changer la politique d’un pays en terrorisant sa population civile). Ces définitions n’excluent donc pas le « terrorisme d’Etat ». Tous les terroristes du monde prétendent répliquer, pour se défendre, à un terrorisme d’Etat antérieur qui, ne disant pas son nom, se couvre de toutes sortes de justifications plus ou moins crédibles.
Vous connaissez les accusations lancées, par exemple et surtout, contre les Etats-Unis soupçonnés de pratiquer ou d’encourager le terrorisme d’Etat. D’autre part, même pendant les guerres déclarées d’Etat à Etat, dans les formes du vieux droit européen, les débordements terroristes étaient fréquents. Bien avant les bombardements plus ou moins massifs des deux dernières guerres, l’intimidation des populations civiles était un recours classique. Depuis des siècles.
Il nous faut également dire un mot de l’expression « terrorisme international » qui alimente les discours politiques officiels partout dans le monde. Elle se trouve aussi mise en œuvre dans de nombreuses condamnations officielles de la part des Nations unies. Après le 11 septembre, une majorité écrasante des Etats représentés à l’ONU (peut-être même l’unanimité, je ne me rappelle plus, cela reste à vérifier) a condamné, comme elle l’avait fait plus d’une fois au cours des dernières décennies, ce qu’elle appelle le « terrorisme international ».
Or, au cours d’une séance transmise à la télévision, M. Kofi Annan a dû rappeler au passage de nombreux débats antérieurs. Au moment même où ils s’apprêtaient à le condamner, certains Etats avaient dit leurs réserves sur la clarté de ce concept de terrorisme international et des critères qui permettent de l’identifier. Comme pour beaucoup de notions juridiques dont les enjeux sont très graves, ce qui reste obscur, dogmatique ou pré-critique dans ces concepts n’empêche pas les pouvoirs en place et dits légitimes de s’en servir quand cela leur paraît opportun.
Au contraire, plus un concept est confus, plus il est docile à son appropriation opportuniste. C’est d’ailleurs à la suite de ces décisions précipitées, sans débat philosophique au sujet du « terrorisme international » et de sa condamnation, que l’ONU a autorisé les Etats-Unis à utiliser tous les moyens jugés opportuns et appropriés par l’administration américaine pour se protéger devant ledit « terrorisme international ».
Sans remonter trop loin en arrière, sans même rappeler, comme on le fait souvent, et à juste titre, ces temps-ci, que des terroristes peuvent être loués comme des combattants de la liberté dans un contexte (par exemple dans la lutte contre l’occupant soviétique en Afghanistan) et dénoncés comme des terroristes dans un autre (souvent les mêmes combattants, avec les mêmes armes, aujourd’hui), n’oublions pas la difficulté que nous aurions à décider entre le « national » et l’« international » dans le cas des terrorismes qui ont marqué l’histoire de l’Algérie, de l’Irlande du Nord, de la Corse, d’Israël ou de la Palestine.
Personne ne peut nier qu’il y a eu terrorisme d’Etat dans la répression française en Algérie, entre 1954 et 1962. Puis le terrorisme pratiqué par la rébellion algérienne fut longtemps considéré comme un phénomène domestique tant que l’Algérie était censée faire partie intégrante du territoire national français, tout comme le terrorisme français d’alors (exercé par l’Etat) se présentait comme une opération de police et de sécurité intérieure. C’est seulement des décennies plus tard, dans les années 1990, que le Parlement français a conféré rétrospectivement le statut de « guerre » (donc d’affrontement international) à ce conflit, afin de pouvoir assurer des pensions aux « anciens combattants » qui les réclamaient.
Que révélait donc cette loi ? Eh bien, il fallait et on pouvait changer tous les noms utilisés jusqu’alors pour qualifier ce qu’auparavant on avait pudiquement surnommé, en Algérie, les « événements », justement (faute encore une fois, pour l’opinion publique populaire, de pouvoir nommer la « chose » adéquatement). La répression armée, comme opération de police intérieure et terrorisme d’Etat, redevenait soudain une « guerre ».
De l’autre côté, les terroristes étaient et sont désormais considérés dans une grande partie du monde comme des combattants de la liberté et des héros de l’indépendance nationale. Quant au terrorisme des groupes armés qui ont imposé la fondation et la reconnaissance de l’Etat d’Israël, était-il national ou international ? Et celui des divers groupes de terroristes palestiniens aujourd’hui ? Et les Irlandais ? Et les Afghans qui se battaient contre l’Union soviétique ? Et les Tchétchènes ?
A partir de quel moment un terrorisme cesse-t-il d’être dénoncé comme tel pour être salué comme la seule ressource d’un combat légitime ? Ou inversement ? Où faire passer la limite entre le national et l’international, la police et l’armée, l’intervention de « maintien de la paix » et la guerre, le terrorisme et la guerre, le civil et le militaire sur un territoire et dans les structures qui assurent le potentiel défensif ou offensif d’une « société » ? Je dis vaguement « société » parce qu’il y a des cas où telle entité politique, plus ou moins organique et organisée, n’est ni un Etat ni totalement an-étatique, mais virtuellement étatique : voyez ce qu’on appelle aujourd’hui la Palestine ou l’Autorité palestinienne.