29 Ekim 2008 Çarşamba

« Machiavel, Hobbes et Rousseau : Parole et Passion »


Roberto MIGUELEZ, « Machiavel, Hobbes et Rousseau : Parole et Passion », in Les règle de l’interaction, Essais en philosophie sociologique, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 2001, pp. 170 – 175.

http://classiques.uqac.ca/contemporains/miguelez_roberto/regles_interaction/regles_interaction.html



MACHIAVEL, HOBBES ET ROUSSEAU :
PAROLE ET PASSION

On se souviendra que, chez Machiavel, la question des origines de la socialité occupe une place toute secondaire dans sa réflexion. Mais lorsqu'elle est traitée soit sous la forme stricte de question portant sur les origines de la socialité, soit sous celle portant sur les commencements des villes, la réponse à cette question se trouve toujours dans l'idée de résistance à l'attaque, de défense contre l'agresseur. Au début, pour Machiavel, fut la dispersion, « les premiers habitants furent peu nombreux, et vécurent pendant un temps dispersés à la manière des bêtes ». C'est alors que, le genre humain venant à s'accroître, « on sentit le besoin de se réunir, de se défendre ». La naissance des villes ne répond pas à un autre besoin : la dispersion affaiblit les forces et oblige à la réunion . Le conflit et la lutte se trouvent à l'origine même de la socialité ; ils en constituent la cause nécessaire et suffisante. Mais, il faut bien le souligner, ce n'est pas pour mettre fin au conflit et à la lutte que les hommes se rapprochent, mais pour se défendre, voire aussi pour attaquer, car l'attaque suppose encore le rapprochement des hommes. Le conflit et la lutte n'expliquent donc pas seulement les origines de la socialité, mais se trouvent toujours et encore au cœur de celle-ci.

Ce premier rapprochement décisif, rappelons-le, engendre l'ordre politique, c'est-à-dire, pour Machiavel, le jeu du commandement et de l'obéissance, l'ordre moral et l'ordre juridique. Le langage n'a pu ne pas être là, y compris lors du premier rassemblement, lorsqu'il a fallu, d'abord et avant tout, choisir un chef et lui promettre obéissance. L'absence du thème du langage dans cette exposition des origines renvoie, certainement, au fait que celui-ci a le statut d'une donnée. Le thème du langage apparaît, chez Machiavel, toujours pensé du point de vue de sa fonction dans le conflit et la lutte, dans son instrumentalité politique, c'est pourquoi la question des origines du langage est absente dans sa réflexion. Mais le point de vue de la fonction projette une lumière sur la nature du langage qui n'est pas dissociable, bien au contraire, de la question de la nature humaine.

Cette fonction politique du langage, on l'a vu, se laisse appréhender sous la forme d'une règle de lutte de manipulation. Dans ses rapports avec le peuple, le Prince se doit de créer une allégeance, non pas au moyen de la force – ou, en tout cas, de la seule force –, mais surtout en agissant sur l'esprit au moyen du langage. Afin de « circonvenir l'esprit », le discours du pouvoir crée de fausses apparences, et persuade. La persuasion tient à la capacité du langage de créer une adhésion ; la création d'une fausse apparence tient, elle, à la capacité du langage de présenter l'imaginaire comme réel, donc de créer un effet de vérité là où il n'y a que fiction. La manipulation qui s'exerce par le moyen du langage suppose donc l'articulation de la persuasion et d'une fiction qui cache sa nature imaginaire. Ou, pour mieux l'exprimer, la manipulation discursive consiste dans la création d'un effet de vérité, là où il n'y a que fiction, grâce à la persuasion. Dans la manipulation donc, la persuasion crée une adhésion au faux. Si la persuasion créait une adhésion au vrai, il n'y aurait pas de manipulation et l'on ne serait pas dans le registre de l'imaginaire, mais dans celui du réel.

Comment se fait-il que le langage possède cette redoutable propriété ? Machiavel ne cherche pas la réponse à cette question du côté du langage, mais du côté de la nature humaine. C'est que « le peuple cède aux impressions, aux influences », il est d'autant plus sensible aux images qu'il est incapable de mener une réflexion conséquente. D'où le rôle fondamental de la religion, qui s'adresse à l'imagination plutôt qu'à la réalité, aux images plutôt qu'à l'argumentation. Or, pourquoi les hommes céderaient-ils aux impressions, aux influences ? Où se trouve cette faiblesse qui rend possible la manipulation ? Pour Machiavel, les hommes se trouvent sous la domination de leurs intérêts, non pas de leurs vrais intérêts mais de ce qu'ils perçoivent comme étant leurs intérêts, et qui ne sont que ceux qui résultent de leurs besoins présents, plus exactement encore, de leurs passions . La manipulation, comme règle de lutte fondamentale dans les relations entre le Prince et le peuple, donc dans les relations de pouvoir qui sont constitutives de la socialité, introduit ainsi au cœur du politique une thématisation du langage axée sur la dimension perlocutoire de celui-ci. Mais cette dimension n'est appréhendée véritablement que lorsque le langage est montré dans sa capacité de créer des fictions, de jouer sur le registre de l'imaginaire et de provoquer, grâce à ces fictions, des effets de vérité qui ont plus de force que la réalité elle-même. En fait, lorsque, comme c'est le cas de Machiavel, on fait des règles de lutte le paradigme normatif de la socialité, il n'y a que cette dimension du langage qui compte, et que cette capacité du langage qui le définisse mieux que n'importe quelle autre.

Pour Hobbes, au début, ce ne fut pas la dispersion mais le conflit et la lutte, et si les hommes se rapprochent, ce n'est pas pour se défendre ou attaquer, mais pour mettre fin au conflit et à la lutte, et au besoin de se défendre et d'attaquer. La parole est alors condition de l'entente puisqu'elle est le médium par lequel les volontés particulières s'expriment et échangent. Mais elle n'est pas qu'une donnée, car dans l'examen de la parole on découvre le modèle même de l'entente. La conventionnalité qui régit le rapport entre le signe et la chose signifiée, et que l'on ne retrouve que dans le langage humain, est en effet modèle de toute conventionnalité, donc aussi de celle qui s'exprime dans le contrat de socialité mettant un terme au conflit, à la lutte et à la violence dans les rapports humains, et instaurant à leur place une compétition ordonnée et pacifique.

Le contrat de socialité, comme acte premier, suppose chez les hommes la possession de la parole, mais il suppose aussi chez chaque homme, comme dans tout contrat, un calcul des conséquences. Pour Hobbes, la parole ne sert pas qu'à l'expression et à l'échange entre les êtres humains, elle sert aussi, et d'un point de vue logique, au préalable, chez chacun, à l'enchaînement des pensées, elle est le moyen grâce auquel s'enregistre la consécution des pensées ; elle est discours de la réflexivité. Sans parole, donc, pas de raisonnement, mais ceci ne veut pas dire que tout discours est méthodique et raisonné. D'ailleurs, tout calcul des conséquences ne se réalise pas dans le discours. Pour Hobbes, on l'a vu, l'erreur en tant que mauvais calcul affecte autant l'animal que l'être humain, mais l'absurde n'est qu'une possibilité discursive, donc il n'affecte que l'être humain. Car l'absurde ne vient pas d'un défaut de consécution, il naît dans l'agencement des mots. L’erreur ne renvoie donc pas, à strictement parler, à un manque de rationalité, mais l'absurde définit une irrationalité strictement humaine.

Comment se fait-il que l'être humain puisse tomber dans l'absurde ? Où se trouve l'origine de cette irrationalité strictement humaine qui se réalise dans l'absurde ? Hobbes cherche la réponse à cette question et du côté du langage et du côté de la nature humaine. Du côté du langage, c'est, on vient de le voir, dans la forme discursive elle-même que se trouve inscrite cette possibilité de déchéance, car le discours est, avant tout, agencement, articulation de mots. Du côté de la nature humaine, c'est dans l'intérêt commandé par la passion qu'il faut trouver l'origine de l'irrationalité humaine. Dès lors, bien entendu, l'erreur et l'absurde ne seront pas étrangers à la dynamique du pouvoir ; au fait, ce sera au pouvoir d'intervenir dans la question même de l'erreur et de l'absurde, en la retirant du cognitif pour la subordonner au politique : « [...] je ne doute pas que s'il eût été contraire au droit de dominer de quelqu'un, ou aux intérêts de ceux qui dominent, que les trois angles d'un triangle soient égaux à deux angles d'un carré, cette doctrine eût été sinon controversée, du moins étouffée [...] ».

Hobbes rejoint ici Machiavel, car pour que les hommes puissent accepter l'erreur et l'absurde il leur faut une défaillance dans leur capacité de délibération. En fait, pour Hobbes aussi, l'usage politique de l'erreur et de l'absurde repose sur cette possibilité de tout imprimer dans un esprit qui ne délibère ni toujours, ni généralement. D'où encore, comme chez Machiavel, le rôle central de la religion dans le maintien de la soumission et de l'obéissance. De ce point de vue, nous l'avons vu, l'unicité de l'acte contractuel qui inaugure la socialité peut être comprise comme résultat de l'impossibilité de recréer, dans chaque acte de langage, les conditions possibles d'une entente. Mais si cette impossibilité, comme nous venons de voir, renvoie à la nature discursive de la parole comme condition d'effectuation, elle ne se réalise et ne s'explique donc que par la passion. Autant chez Machiavel que chez Hobbes, la passion sépare, et les intérêts qu'elle fait naître ne peuvent pas ne pas être contradictoires, conflictuels. Le langage de la passion transporte à l'intérieur même des individus cette séparation en soumettant la vérité à l'intérêt, rendant ainsi possible l'absurde et non simplement l'erreur. Le langage de la passion est celui de la dissimulation, de la manipulation.

Chez Rousseau, à l'origine fut encore la dispersion, mais le rapprochement n'est pas le résultat d'un calcul destiné à mettre fin à la lutte et au conflit, ou à mieux se préparer pour se défendre ou attaquer. À la rationalité du calcul qui conduit, dans l'art de la lutte, à regrouper ses forces, ou dans l'état perpétuel de guerre à substituer la compétition pacifique à la violence, Rousseau oppose, et c'est une opposition fondamentale parce que radicale, le rapprochement comme résultat de la passion.

Le chapitre IX de l'Essai consacré à la formation des langues méridionales est, à cet égard, décisif. Il commence par le thème de la dispersion des hommes :

Dans les prémiers tems [et Rousseau ajoute en note en bas de page : J'appelle le prémiers tems ceux de la dispersion des hommes, à quelque age du genre humain qu'on veuille en fixer l'époque] les hommes épars sur la face de la terre n'avoient de société que celle de la famille, de loix que celles de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés .

Or, et cette remarque de Rousseau a suscité bien des difficultés, à cette époque « ils attaquoient pour se deffendre ». Faut-il, en effet, penser que Rousseau rejoint ici aussi bien Machiavel que Hobbes ? Faut-il penser que l'Essai est en contradiction avec le deuxième Discours qui affirme, directement contre Hobbes, la « douceur naturelle » de l'homme ? Il n'y a point de contradiction, car à l'origine de l'attaque il n'y que la peur, et à l'origine de la peur, la méconnaissance de l'autre : « Ne connoissant rien, ils craignoient tout, ils attaquoient pour se deffendre ». La cruauté ne loge nullement dans la nature humaine, ses sources sont la crainte et la faiblesse . Et c'est ici que Rousseau introduit le thème de la pitié. Parce qu'il y a commisération chez l'homme, il se rapproche de l'autre surmontant sa crainte. Et c'est lorsqu'il se rapproche de l'autre qu'il peut l'appréhender comme un autre soi-même, et s'identifier à lui .

Mais le troisième moment ne repose plus sur la dialectique de l'effroi et de la pitié, sur le triomphe de la commisération sur la crainte, il voit la fête et le plaisir dans le rapprochement, le triomphe du plaisir sur la férocité qu'engendre la peur. C'est le moment de la naissance de la parole, mais c'est aussi celui de la naissance des peuples. Je transcris intégralement ces phrases décisives de l'Essai :

Sous des vieux chênes vainqueurs des ans une ardente jeunesse oublioit par dégrés sa férocité, on s'apprivoisoit peu à peu les uns avec les autres ; en s'efforçant de se faire entendre on apprit à s'expliquer. Là se firent les prémiéres fêtes, les pieds bondissoient de joye, le geste empressé ne suffisoit plus, la voix l'accompagnoit d'accens passionnés, le plaisir et le desir confondus ensemble se faisoient sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples [...] .

À l'articulation du besoin et de la raison – à laquelle Rousseau ajoute le geste – qui est au cœur d'une socialité fondée sur des règles de lutte ou des règles de coopération compétitive, se substitue l'articulation du plaisir et de la passion – à laquelle Rousseau ajoute la parole –, au cœur d'une socialité pensée autrement que sous la forme de la domination et de la compétition. Certes, et le deuxième Discours est là pour l'examiner en profondeur, la domination, l'inégalité, la lutte, se sont imposées à la suite d'un pseudo-contrat arraché dans le besoin et par la manipulation. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas qu'une logique du désir et de la passion, de la parole et de la poésie , mais aussi une logique du besoin et de la raison, de l'écriture et de la prose, et une dialectique historique qui a vu une logique se substituer à l'autre dans un processus qui n'est nullement celui du progrès – et c'est le thème central, nous l'avons vu, du premier Discours. Or, comment peut-on saisir dès lors le projet du Contrat social sinon comme celui d'une socialité qui ne pourrait jamais être instaurée dans la seule logique du besoin et de la raison – voire de l'écriture et de la prose ? À la différence de Hobbes, mais aussi de toutes les théories du contrat social fondées sur l'idée d'une entente qui ne reposerait que sur le calcul rationnel des conséquences, sur la rationalité discursive qui se forme à partir des besoins et des intérêts qu'ils commandent, Rousseau ne peut envisager la contractualité d'une socialité égalitaire qu'en présupposant l'attirance du désir, les passions qui rapprochent, et un langage « favorable à la liberté », c'est-à-dire imprégné de figures et de tropes, éloquent .