24 Ekim 2010 Pazar

(Halâ) Sanattan endişelenilmeli mi?




Faut-il (encore) s’inquiéter — de l’art ?




Cet article paraîtra, d’ici quelques mois, dans les actes d’un colloque qui était consacré aux « Mutations et adaptations au XXe siècle ». Je me permets de le mettre en ligne en attendant qu’il soit disponible. Je n’ai évidemment pas touché à la moindre virgule, par rapport au texte tel qu’il sera publié, et cela, même si dans l’après-coup, j’aurais souhaité arrondir quelques angles. Deux choses en particulier, que j’indique ici en quelques mots : 1) l’ensemble de mon propos est très critique, pour ne pas dire sévère, avec l’Occident, mais bien que je ne le précise pas suffisamment, il ne s’agit surtout pas de verser bêtement et simplement dans une critique (au plus mauvais sens du terme) de cet Occident, ou même simplement des Lumières, de l’Aufklärung, etc. Au moment même où le plus haut représentant de l’État se permet les attaques pitoyables que l’on sait à l’encontre de l’héritage des Lumières (laïcité, etc.), au moment plus généralement où la religion continue de servir de prétexte aux pires déchaînements des passions humaines à travers le monde, il faut évidemment rappeler combien les noms de Diderot, Rousseau, Voltaire, et bien d’autres, nous demeurent importants. Et rappeler que, toute problématique qu’elle puisse être, nous ne sommes pas prêts à renoncer à la raison. 2) À un moment, par une maladresse de formulation, je semble rejeter d’un même geste l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme et la politisation de l’art par quoi entendent y répondre Benjamin et Brecht vers 1935. Bien entendu, même si l’option de Benjamin et Brecht continue de me sembler problématique (et Benjamin lui-même semble très bien le percevoir à partir de 1938), je ne voulais surtout pas donner à croire que l’on pouvait mettre sur le même plan ces deux choses absolument hétérogènes, quand bien même elles procèderaient toutes deux d’une même (mauvaise) articulation entre art, philosophie et politique, qu’un peu plus loin dans le texte j’appelle à désarticuler (à la suite de Lacoue-Labarthe, et, précisément, de Benjamin).
Faut-il (encore) s’inquiéter de l’art ?
Faut-il s’inquiéter de l’art ?
Ou peut-être plutôt : faut-il encore s’inquiéter de l’art ?
La question peut s’entendre en plusieurs sens, qui sont ceux du verbe « s’inquiéter » :
1. Tout d’abord, on ne peut que commencer par là : faut-il s’occuper de, ou s’intéresser à l’art, faut-il s’occuper de la question de l’art ? Cette question est-elle, en soi, importante, déterminante, essentielle ? L’est-elle encore, aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle ? Ou bien est-ce devenu une vieillerie : une question démodée, inactuelle ?
2. En un sens un peu plus précis, on peut entendre également : faut-il prendre des nouvelles de l’art, s’enquérir de sa santé ? S’enquérir de sa santé aujourd’hui : qu’est-il devenu ? C’est-à-dire, à la fois : qu’est devenu, aujourd’hui, l’art du passé et l’art d’aujourd’hui ?
3. De là, on ne peut que dériver vers : faut-il s’inquiéter pour l’art ? Savoir s’il va bien, ou mal ? Et savoir si c’est grave, inquiétant s’il va mal ? Ou, en retournant la question, faut-il encore s’inquiéter pour l’art : depuis le temps que l’on proclame sa mort, ne doit-on pas arrêter de s’en faire ?
4. Mais on ne peut pas ne pas entendre aussi, dans la question : faut-il s’inquiéter, se sentir menacé de ceci qu’il y a (de) l’art, du fait même qu’il y a (de) l’art ? N’y a-t-il pas dans l’art — ou bien est-ce seulement dans l’art (d’)aujourd’hui ? —, quelque chose qui ne tient pas en place, qui ne cesse d’être en mouvement, qui s’agite — puisque c’est aussi un des sens de l’« inquiétude » —, et qui de ce fait nous trouble dans notre quiétude, voire peut-être qui la (qui nous) menace ?
5. Et de là nécessairement se trouverait posée la question (mais c’est aussi la même que la première) : faut-il « s’occuper de » l’art, dans le sens de : lui « régler son compte » (et pourquoi pas, tant qu’on y est : une bonne fois pour toutes...) ?
Je voudrais laisser résonner ces différents sens, ces différentes questions qui n’en forment qu’une : si elles sous-tendent constamment, et toutes en même temps, l’ensemble de ce qui suit, je ne vais pas pour autant les aborder d’emblée, de front, sans autre préalable. Cette question, ces questions, je ne les crois dignes d’être posées que dans l’unique mesure où elles résonnent nécessairement, comme je vais essayer de le montrer, sous une autre qui, pour le coup, est bien plus manifestement un motif d’inquiétude. Ou bien, c’est ici strictement équivalent : dans l’unique mesure où, sous elles, résonne cette autre question.

Cette autre question, ce n’est pas uniquement une de celles que nous a léguées le siècle tout juste écoulé : je crois que c’est, ni plus ni moins, la question du XXe siècle, celle qui, d’une façon ou d’une autre, les contient toutes — ce qui ne dit en rien qu’elle les résume. J’entends par là : la question des totalitarismes, qui dans sa forme la plus grave n’est autre que la question de l’extermination, la question d’Auschwitz — au sens de ce mot où l’a entendu Theodor W. Adorno, et quelques autres à sa suite, c’est-à-dire : « tout ce dont Auschwitz doit rester et l’irremplaçable métonymie et l’unique nom propre » (Derrida).
(Il ne s’agit pas, bien évidemment, de prétendre qu’il ne s’est rien passé d’autre, rien d’important, rien d’essentiel, au XXe siècle : bien au contraire. Mais on pourrait montrer précisément que toutes les questions importantes qu’a posées ce siècle peuvent être interrogées depuis le lieu — de ce fait même sans lieu — de sa catastrophe. Et donc qu’en un sens elles doivent l’être — quand bien même ce ne serait pas aussi explicite, quand bien même on aborderait les choses moins frontalement que je ne le fais ici.)
Je suis obligé de m’arrêter un peu ici, et de donner quelques explications, ou bien l’on n’y comprend rien — et l’on court alors le risque (qui, s’agissant de cela, est inadmissible) de toutes les équivoques. Je me bornerai à relever deux aspects, qui me semblent importants (voire essentiels) dans l’analyse [1] de ce qui a eu lieu à Auschwitz — de cet « événement sans réponse » (Blanchot), de ce pur impensable qu’il nous faut penser. Ce qui fonde la singularité absolue de l’extermination des juifs d’Europe, ce en quoi c’est sans répondant dans l’histoire, ne tient pas à sa logique de meurtre de masse : les précédents sont nombreux, y compris dans des visées systématiques, ordonnées à des idéologies racistes ou ethnocidaires. Mais jamais, auparavant, la rationalisation technique n’avait joué un rôle aussi déterminant : plus encore que l’ampleur, terrifiante, que l’évolution de la technique rend possible, c’est la part que prend cette technique dans l’élaboration du projet lui-même qui est inédite — je parle là de ce que l’on a appelé la « fabrication industrielle des cadavres », du fait que les chambres à gaz et les fours crématoires n’étaient en définitive pas des armes, du fait que l’on confiait la « tâche » à des fonctionnaires [2]. En plus de cette essence technique, absolument déterminante mais aussi absolument insuffisante quant à ce qu’il s’agit de penser, l’autre élément que je voudrais souligner est qu’il s’agissait avant tout de l’extermination des juifs, des juifs en tant que juifs [3]. La « menace juive », on le sait bien, n’existait pas, sinon fantasmatiquement : l’extermination des juifs ne relevait d’aucune logique autre que « symbolique », « spirituelle », « métaphysique » — quelque méfiance que l’on puisse avoir quant à ces mots : mais précisément, c’est bien depuis ce moment-là de notre histoire que l’on ne peut plus ne pas avoir de méfiance (d’inquiétude, à son sens le plus fort) à leur sujet, même si certains en auront eu le soupçon avant. Dans cette « logique » — car il y avait bien, et c’est ce qui est terrible, une logique à ce choix « illogique » des victimes, à ce projet « illogique » de leur extermination —, il s’agissait de rien moins que se débarrasser, au motif du fantasme d’une « pureté » du peuple (Volk) allemand — et ce fantasme encore aggravé par le biologisme désastreux de la notion pseudo-scientifique de « race » —, de ce qu’il y avait de supposément étranger au sein même de l’Allemagne et de l’Occident, et qui était censé menacer son identité voire sa survie — au mépris des évidences les plus élémentaires : l’Occident latin a toujours été, indissociablement, (au moins) grec et juif, juif et grec, pour reprendre le mot de Joyce [4]. Ce qui fut, sans mauvais jeu de mots, une véritable crise d’identité de l’Allemagne (et au-delà, de l’Europe) aura conduit à une opération de pure hygiène, de « nettoyage » compulsif d’une « souillure » fantasmée — et ainsi que le rappelle Lacoue-Labarthe, c’est encore une fois Kafka qui en avait eu la sinistre prescience : « Comme Kafka l’avait compris depuis longtemps, la “solution finale” était de prendre à la lettre les séculaires métaphores de l’injure et du mépris : vermine, ordure, et de se donner les moyens techniques d’une telle littéralisation effective » [5].
Il est peut-être permis de penser que les deux éléments que, après d’autres, j’ai mis en avant, que les caractères (les essences ?) technique et « symbolique » d’Auschwitz [6], ne sont pas sans rapport l’un avec l’autre : ce n’est qu’un aspect du projet de domination par l’homme, au moyen de la raison (du logos), sur la nature — du projet de l’Occident tout entier, de l’Occident philosophique, depuis deux millénaires et demi. Et peut-être, plus spécifiquement ou en tout cas plus explicitement, du projet de l’Occident moderne : du projet pour l’homme de se rendre « maître et possesseur de l’univers », ainsi qu’y invitait Descartes, dans son Discours de la méthode — incontestablement, l’un des textes où naissait la philosophie moderne. Mais à n’être qu’un aspect de ce projet, Auschwitz n’en est pas moins son aspect le plus terrible, qui révèle du même coup ce projet pour ce qu’il est essentiellement : un projet de domination autoritaire, par la raison en tant que raison technique, sur la nature.

J’en reviens aux cinq questions que je m’étais posées pour commencer. Ce que l’on ne peut manquer de constater, c’est que désormais, passé le XXe siècle et ses heures les plus sombres, on ne peut douter que la première question soit posée. Il est peut-être cynique, voire scandaleux, de continuer de perdre du temps et de l’énergie intellectuelle sur les problèmes que pose l’art, au moment où l’inquiétude générée par Auschwitz nous impose de repenser, de façon urgente mais très délicate, les modèles politiques de nos sociétés occidentales [7], au moment où la « tâche de la pensée » semble bien être ailleurs. On est peut-être, de ce fait, tenté d’aller directement à la cinquième des questions que je posais : faut-il cesser de prêter notre attention à l’art, ou même lui « régler son compte », une bonne fois pour toutes, s’en débarrasser ? De fait, il est difficile de contester à Adorno ce diagnostic :
Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. Que cela ait pu arriver au sein même de toute cette tradition de philosophie, d’art et de sciences éclairées ne veut pas seulement dire que la tradition, l’esprit, ne fut pas capable de toucher les hommes et de les transformer. Dans ces sections elles-mêmes, dans leur prétention emphatique à l’autarcie, réside la non vérité. Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordure. [8]
Le constat est sévère, énoncé avec la vigueur dont Adorno était coutumier, mais absolument juste : l’échec est « irréfutable ». Non moins sévère, non moins vigoureux, était déjà cet autre constat, énoncé par le même Adorno en 1949, au lendemain de la guerre : « écrire un poème après Auschwitz est barbare » [9] — la formule fit mouche et le tour du monde, non sans subir de nombreuses déformations, non sans donner lieu à de nombreux malentendus (hélas pas toujours dissipés aujourd’hui). De façon assez improbable, les moins avisés des détracteurs d’Adorno crurent, ou firent mine de croire, qu’Adorno voulait « interdire » la poésie ou l’art. Peu importe, pour l’instant, s’il s’agissait évidemment [10] de tout autre chose : je ne vais pas essayer de résumer ici en quelques lignes la position, fort complexe, d’Adorno — ou bien, pour le dire autrement : c’est tout l’ensemble de ce texte qui essaie de penser dans le sillage de cette position. Peu importe, parce qu’au fond, et quoiqu’il ne l’aurait sans doute pas formulé exactement en ces termes, il n’est peut-être pas faux de dire qu’Adorno cherchait bien, en effet, à « interrompre » (quelque chose dans) l’art [11].
Prenons donc la chose au sérieux : qu’y a-t-il de tellement inquiétant dans l’art, qu’il faille s’en débarrasser ? Je ne m’arrête pas pour l’instant sur le fait, au demeurant incontestable, que l’art du XXe siècle aura été, en maintes occasions, « bizarre », inquiétant, dérangeant [12]. Pour en faire un motif suffisant pour se défaire de l’art, il faudrait donner un crédit démesuré à l’une ou l’autre de ces deux idées : soit, sur le mode d’un certain discours dominant : il faut « redonner confiance » (aux « français », aux « gens », voire aux « marchés financiers »...), il faut « remonter le moral » des « ménages », etc. Soit, sur un mode qui se voudrait plus « en souci de son époque » : au moment même où l’on constate que les plaies du siècle écoulé ne sont pas cicatrisées, n’a-t-on pas « besoin d’un peu de douceur » dans ce monde « cruel », etc. : on connaît la chanson. On ne peut résolument prendre la première idée très au sérieux, et quant à la deuxième : je ne crois pas un instant que la vocation de l’art soit de « consoler », et surtout je ne crois pas qu’il faille cicatriser les plaies encore ouvertes du XXe siècle, ou sinon le risque est grand qu’une certaine amnésie ou léthargie — dont on voit poindre parfois, d’ailleurs, les premiers signes inquiétants — permette que le pire advienne de nouveau. Essayons donc de voir la question sous un jour plus recevable : n’y a-t-il pas, précisément quant à ce qui s’est produit au XXe siècle, quelque chose de très inquiétant dans l’art ? Quelque chose de léthargique, justement, dans l’art — ou au moins, dans un certain art ? Il semble bien que l’art, pas moins que la philosophie et les sciences, n’a pas simplement échoué à empêcher la catastrophe, qu’en un sens et dans une certaine mesure il l’a permise. Je pense ici au rôle certain qu’a joué l’art — ou bien, mais c’est quand même très voisin : au rôle qu’on a fait jouer à l’art, et au rôle qu’on a fait jouer, à quelque chose qui n’était pas l’art, en lieu et place de l’art — dans l’évolution vers cette catastrophe : il s’agit tout à la fois d’une esthétisation du politique et d’une politisation de l’esthétique. Par « esthétisation du politique », j’entends ce qui a été au cœur de tous les fascismes : non seulement l’appareil de propagande, la « mise en scène » d’événements de masse (les congrès de Nuremberg, et leur exploitation cinématographique par Leni Riefensthal), mais encore la conception même du projet politique [13]. Incontestablement, le constat de Benjamin et Brecht, qui sont les premiers, au milieu des années 1930, à diagnostiquer cette esthétisation du politique, est d’une parfaite justesse. Mais ce par quoi ils entendent y répondre, la « politisation de l’art », n’est pas moins problématique, et résonne dangereusement avec le « tout est politique » des totalitarismes. L’utilisation, par le reich hitlérien, de la musique de Wagner au sein de l’appareil de propagande, devrait nous en convaincre — et plus encore si l’on perçoit en quoi le projet wagnérien « lui-même » rendait possible cette récupération [14]. Et il faut bien rappeler que les dangers que recelaient une telle politisation explicite de l’art avaient été d’emblée clairement perçus par Adorno : il est possible en particulier de lire sous cet angle le différend qui l’oppose à son ami Benjamin, notamment autour du célèbre essai sur « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [15]. Incontestablement, l’art recèle bien, oui, une menace, et l’inquiétude est légitime.
De là, nous n’aurions aucun mal à comprendre qu’il puisse être tentant de répondre « oui » à ma dernière question : débarrassons-nous de l’art, ou au moins appelons la philosophie à se « dé-suturer » du « Poème » — c’est en tout cas ce que semblait penser Badiou à la fin des années 1980 [16]. Et du même coup, on répondrait à ma première question : non, il ne faut plus s’occuper de l’art, l’art n’est plus important, déterminant, essentiel — aujourd’hui. Ce qui ne dit en rien, bien au contraire, que la question de l’art n’est plus importante : Badiou lui-même indique que cette dé-suturation est « l’enjeu principal » et « la difficulté suprême ». Mais en tout cas, toujours selon Badiou, « l’âge des poètes » est clos : autre façon de dire que l’art est devenu démodé, inactuel [17].

L’art, démodé et inactuel ? Peut-être bien en effet, mais surtout au sens où le démodé, l’inactuel, c’est aussi l’intempestif : l’Unzeitgemäße de Nietzsche. Et nul doute que l’on aurait quelque intérêt à ne pas trop rapidement se détourner, et qu’il faudrait bien plutôt s’inquiéter (encore une fois, à tous les sens du mot) de ce qui apparaît être à contretemps (puisque c’est là l’un des sens de unzeitgemäß). Il me semble urgent de ne pas arrêter la discussion aux considérations que j’ai esquissées ci-dessus : en somme, je n’ai toujours pas indiqué ce qu’il faut entendre et penser sous le mot « art », et il est probable que là soit l’un des nœuds de l’affaire.
C’est là un très vieux débat : cela fait au moins deux siècles que l’on n’a pas cessé de s’interroger sur « l’essence de l’art », et il ne fait nul doute que le débat a été singulièrement vif, pour ne pas dire violent, au cours du dernier siècle, pour de multiples raisons. Il est évidemment impossible de résumer ici ce débat, et probablement inutile d’en reprendre le fil : je me contenterai donc de quelques indications. Ce que je voudrais donner à voir, fût-ce un peu rapidement et allusivement, c’est que l’art a, en un sens, toujours été pensé comme l’autre de la technique. (Là serait la principale justification du fait que j’ai cru bon, dans la première partie de ce texte, de rappeler les termes les plus importants de l’analyse de ce qu’a été Auschwitz ; là serait, surtout, la principale justification du fait que je crois nécessaire de continuer (à s’interroger sur) l’art.)
Le point de départ le plus évident, pour tenter de montrer cela, serait de rappeler que l’art, en grec, se disait technè, qui voulait dire aussi « savoir-faire » ou même simplement « savoir », « science » : l’art, la technè était ce qui permettait d’avoir accès à la phusis (la nature), et plus encore à la vérité, à l’alèthéia de cette phusis. Il ne s’agit pas uniquement de signaler que, étymologiquement, technè a donné notre « technique », mais bien plus, de comprendre que pour les grecs il n’y avait pas de frontière tranchée entre l’art et la science : l’un et l’autre, aussi bien, étaient au fond langage, logos. Je n’y insiste pas, le français a du reste lui aussi gardé une certaine proximité du mot « art » et de la technique [18], peut-être encore plus évidente dans le mot « artisan » (et de même, par exemple, pour l’allemand « Kunst », qui signifie aussi bien adresse, habileté, artifice, ruse, etc.). Ce sur quoi il est peut-être plus nécessaire d’insister, c’est la façon dont la technè révèle la phusis (laquelle, réputée muette, ne se livre jamais directement : « phusis kruptesthai philei », disait Héraclite — « la nature aime à se cacher ») : « Hè technè mimeitai tèn phusin », la technè (l’art) « imite » la nature, ainsi que nous l’apprend Aristote. Au contraire de l’interprétation classique, au contraire pour tout dire de sa traduction par l’imitatio latine, la mimèsis en question n’est pas simple reproduction : pour faire apparaître la vérité, l’art élabore, mène à bien (epitélei) ce que la nature ne peut accomplir. Cette rationalité mimétique, c’est probablement ce qui s’est le plus perdu [19], un peu plus de deux millénaires après Aristote : la rationalité technique, la raison et la techno-science qui triomphent aujourd’hui et de façon croissante depuis la Renaissance et les Lumières (depuis que nous sommes modernes), s’est dramatiquement égarée, dans son projet de domination sur la nature, et a conduit à la catastrophe du XXe siècle. L’art a conservé, par son travail de reproduction — qui n’est jamais, là encore, « simple » reproduction, simple copie conforme, mais toujours ré-élaboration, mise en forme —, cette rationalité mimétique qu’a oubliée la raison instrumentale ; ce qui conduit Adorno a énoncer :
L’art est la rationalité qui critique celle-ci sans l’esquiver. L’art n’est pas pré-rationnel ni irrationnel, ce qui le condamnerait a priori au mensonge eu égard à l’imbrication de toute activité humaine dans la totalité sociale. [20]
Comprenez : l’art n’est pas une vérité archaïque (« pré-rationnelle »), l’art est pleinement rationnel — nulle esquive —, mais d’une rationalité autre, qui critique l’irrationnel au sein du processus de rationalisation. C’est précisément parce que l’art est l’autre de la raison, l’autre de la technique, qu’il est seul à même de critiquer efficacement celle-ci, aussi radicalement (i.e. autant « à la racine ») qu’il est nécessaire.
Ceci nous conduit assez naturellement à examiner la deuxième de mes cinq questions initiales : une fois posé que l’art est aux prises, par l’intermédiaire de ce rapport mimétique, avec ce qui lui est extérieur, une fois posé que l’art a pour rôle de critiquer le processus de rationalisation ambiant, il est urgent d’interroger la situation actuelle de l’art. Et il est urgent de prendre conscience de ce qui a changé, irrémédiablement sans doute, avec le XXe siècle. Ce qui a changé et qui est très visible, c’est en premier lieu ceci : depuis, par exemple, que Marcel Duchamp a voulu nous faire prendre des urinoirs pour des fontaines, on a perdu toute certitude, toute assise dans nos jugements sur ce qui est ou n’est pas une œuvre d’art, et — passé même le très épineux problème de l’œuvre (sur lequel je ne peux m’étendre ici) — sur ce qui relève ou non de l’art. Ce n’est pas tant que l’on se soit arrêté de juger — on n’a même fait que cela, mais se contredisant sans cesse —, mais c’est que chaque fois que l’on a tenté de donner une assise stable au jugement esthétique, on n’a pu que constater que, perpétuellement, le sol se dérobait. Et il a semblé parfois que c’étaient certains artistes, dits « d’avant-garde », qui organisaient ce travail de sape. Mais à élargir un peu le champ de vision, c’est en réalité l’assise du jugement « tout court », l’assise de n’importe quel jugement — esthétique ou éthique surtout, mais pas uniquement — qui a semblé se dérober. On peut y voir simplement la conséquence d’un effondrement du discours de la totalité, qui se serait produit au début du siècle dans la philosophie (sur des modes très différents : Benjamin, Heidegger, ou encore Wittgenstein) ; on peut aussi considérer que c’est la question des totalitarismes, la question d’Auschwitz, qui a obligé à prendre conscience dudit effondrement. Et dans ce contexte, l’art n’aurait été que mensonge s’il avait prétendu rester indemne de cette secousse : c’est en réalité la possibilité même de l’art qui est devenue bien incertaine, et nul artiste conséquent ne peut éviter de s’y confronter. Quelle que soit la réponse qu’il y apporte, nul artiste ne peut sérieusement démentir Adorno, et nier qu’après Auschwitz soit posée la question.
Pour l’art, la question du XXe siècle, de sa seconde moitié surtout, ne fut donc pas : « l’art est-il possible ? », mais : « l’art est-il encore possible ? » ; et cet « encore » est à entendre à un double sens au moins : l’art est-il encore possible après sa fin prononcée par Hegel, l’art est-il possible après son échec avéré par Auschwitz. Il ne s’agit peut-être là que d’une seule et même question : ce dont Hegel prononçait la fin, c’était à la fois, comme chacun sait, la capacité de l’art à être présentation sensible, effectuation immanente de l’Idée, mais c’était aussi — c’est une seule et même chose — la capacité de l’art à être un art religieux, c’est-à-dire en réalité un art politique. C’est précisément ce verdict que tout le romantisme a cherché à faire mentir, croyant même, au moins une fois, y parvenir (Wagner). Et c’est précisément sur fond de ce romantisme, dégradé entre-temps en vulgate nietzschéo-wagnérienne, que se conçoit le projet « esthético-politique » du national-socialisme, et c’est précisément sous le signe de l’immanentisme analysé naguère par Nancy [21] qu’il faut comprendre la volonté d’effectuation, dans les camps d’extermination, de la sombre « Idée » du projet national-socialiste. Ce que signe la catastrophe d’Auschwitz, c’est donc aussi bien la condamnation de la tentative de ne pas prendre au sérieux le verdict hégélien. Mais pour autant, il est possible de déplacer un peu la perspective, et de comprendre qu’il y a bien en réalité deux questions différentes : si, pour une part, l’impossibilité de l’art après Hegel et l’impossibilité de l’art après Auschwitz sont une seule et même chose, cette impossibilité montre aussi à l’art, après Auschwitz, où réside peut-être sa fragile possibilité, son impossible possibilité [22]. L’art, dans sa prétention au beau (i.e. sa prétention à l’adequatio, à la présentation adéquate de l’Idée dans la forme sensible), est ruiné, définitivement ; ne reste alors que la fragile possibilité du sublime, tel que la troisième Critique de Kant nous avait donné à le penser.
Il ne saurait être question ici de résumer en quelques phrases ce qui se joue au travers de cette notion de sublime, et qui est considérable. Je me contente donc, par économie, de reprendre la formule qu’en a proposée Lyotard : le sublime, c’est la présentation (de ceci) qu’il y a de l’imprésentable. Signe pointé vers l’infini ou « offrande » (Nancy), le sublime n’est pas uniquement la mince chance de l’art désormais, c’est aussi un risque considérable, un motif d’inquiétude extrême : même débarrassé de sa volonté d’effectuation, de l’adequatio, l’art reconduit par le sublime son aspiration à l’infini — et de fait l’art peut difficilement rester art s’il renonce totalement à cela [23]. Mais reconduisant cette aspiration à l’infini, l’art reconduit également une aspiration à la transcendance, c’est-à-dire aussi à une religion : on en sait trop bien les conséquences possibles.

La frontière est étroite. L’inquiétude, une fois de plus, est de mise.
L’esthétisation du politique, à son comble dans les entreprises fascistes du siècle dernier, n’a pas un instant délaissé nos sociétés : la « politique-spectacle » est notre réalité médiatique quotidienne. La politisation de l’art, sous la forme que prônaient Benjamin et Brecht ou sous la forme de ses répétitions plus ou moins laborieuses (« engagement » sartrien, entre autres), a montré ses limites, et sans doute aussi ses dangers. La politisation de l’esthétique elle-même, c’est-à-dire du discours philosophique sur l’art, s’est révélée catastrophique : Adorno [24] puis Lacoue-Labarthe [25] ont montré que dans le commentaire heideggérien de Hölderlin s’encryptait, peut-être même plus qu’ailleurs, la surdétermination politique de la pensée de Heidegger, après même que celui-ci avait rompu avec son éphémère engagement dans le mouvement national-socialiste. C’est d’ailleurs de là précisément que s’originaient les prescriptions de Badiou appelant à une « dé-suturation » de la philosophie au poème.
Mais à se détourner d’une question au motif de ce qu’elle recèle d’inquiétant, on ne ferait que reconduire sans le savoir les dangers que l’on veut conjurer. S’il y a bien, oui, à se débarrasser de l’art, il s’agit seulement de quelque chose au sein de l’art, et nul autre que l’art ne peut prendre cela en charge, quand bien même il y risquerait sa survie [26]. S’il y a bien, oui, à déconstruire certaines déterminations du discours esthétique, on voit mal comment cela pourrait se faire depuis ailleurs que l’esthétique. Il faut de fait non pas désarticuler l’art, la philosophie et la politique (on voit mal, du reste, comment ce serait possible), mais repenser entièrement, à nouveaux frais, leur articulation. C’est à cela qu’invite Adorno, dans son projet de théorie esthétique « critique », ou Lacoue-Labarthe, notamment par la lecture qu’il fait de certains textes de Benjamin [27].
Je voudrais, pour conclure, souligner l’un des éléments que Lacoue-Labarthe propose, pour repenser cette articulation. Il s’agit en fait d’un élément qu’il reprend de l’essai de Benjamin sur Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand [28], où Benjamin lui-même est en train de commenter les Remarques de Hölderlin sur Sophocle. En somme, je voudrais commenter brièvement Lacoue-Labarthe commentant Benjamin commentant Hölderlin commentant Sophocle... : il y va, une fois de plus, d’une longue affaire de mimèsis. Lacoue-Labarthe met en avant, pour engager une toute autre politique que celle héritée du romantisme, ce que Benjamin propose lui-même comme une « idée neuve en Europe » : le fait que « l’Idée de la poésie, c’est la prose », c’est-à-dire que l’art des modernes que nous sommes devrait se résoudre au principe de « sobriété » qu’avait analysé Hölderlin [29]. Je veux croire que c’est dans ce sens, et dans ce sens uniquement, que l’art peut survivre à l’aporie que je signalais un peu plus haut au sujet du sublime : sans renoncer au sublime, mais en renonçant à prétendre à l’enthousiasme (grec), l’art pourrait tendre à une « simplicité sublime », dont l’un des meilleurs exemple est incontestablement le poète Paul Celan.
Que resterait-il alors à l’art, pour que cette sobriété ne devienne pas un simple prosaïsme, au plus mauvais sens du terme ?
Il resterait que l’art ne cessera jamais d’être profondément, en son essence, comme nous l’avait déjà appris Freud, das Unheimiche : l’Inquiétant. Et comme chacun sait, l’unheimlich est toujours aussi heimlich, familier : l’art est ce qui peut nous permettre d’accepter l’autre en nous-mêmes — ce que le XXe siècle nous assigne comme tâche la plus urgente.
© B. Renaud, 19 novembre 2007
http://www.tache-aveugle.net/spip.php?article148
[1] Il faudrait s’y arrêter plus longuement : je renvoie donc aux nombreux travaux, de philosophes ou d’historiens, sur la question. En plus des références désormais les plus « classiques », je renvoie en particulier, pour une présentation précise et condensée de l’enjeu le plus proprement philosophique, à l’ouvrage de Philippe Lacoue-Labarthe, La fiction du politique (Paris, Bourgois, 1987, notamment p. 51-81), auquel j’emprunte l’essentiel des analyses que j’expose dans ce paragraphe.
[2] De cela, Kafka avait eu comme on sait la terrible prémonition : que l’on songe par exemple aux amabilités, aux « écœurantes politesses » qu’échangent les deux « messieurs », dans la scène finale du Procès, avant d’exécuter leur besogne et le tuer (« Comme un chien ! »), non sans ensuite observer « joue contre joue la conclusion ».
[3] L’extermination des Tziganes, des homosexuels, des communistes, n’est évidemment pas moins terrifiante. Comme l’indique Lacoue-Labarthe, l’horreur n’est pas « à son comble si les victimes sont des petits-bourgeois européens, vous ou moi » : « dans l’extermination technique de masse, l’horreur, ou pire encore, est partout à son comble » (La fiction du politique, op. cit., p. 76). Mais cela ne dit pas, pour autant, que la portée « symbolique », la « signification métaphysique » soit nécessairement la même. Il y a manifestement une spécificité de la question de l’antisémitisme, question qui n’est pas seulement celle de l’Allemagne, mais celle de l’Occident, de l’Occident latin et chrétien, dans son entier.
[4] « Jewgreek or greekjew » — une formule sur laquelle Derrida ou Lacoue-Labarthe, entre autres, sont souvent revenus.
[5] La fiction du politique, op. cit., p. 62.
[6] Mais qui sont aussi, il faut y insister, les deux caractères essentiels de toute l’entreprise du national-socialisme, ainsi que l’a montré Lacoue-Labarthe. Encore une fois, il ne s’agit en aucun cas, dans mon propos (ni dans celui d’aucun, à ma connaissance, de ceux qui auront été les penseurs de l’« après-Auschwitz »), de prétendre qu’il n’y a pas d’autres questions, que celle d’Auschwitz : il s’agit bien plutôt de montrer comment les très nombreuses questions du XXe siècle (et bien au-delà) se concentrent — et avec une acuité terrible — dans cet unique événement.
[7] Cf. à ce propos la contribution de Julien Barroche dans ce même volume, qui montre que ce qui fut entrepris après-guerre, sous le nom de « subsidiarité », pour conjurer la menace de l’État totalitaire, pourrait de fait reconduire cette menace sans le savoir — où il se vérifie que, si les motifs d’inquiétude sont bien réels, les réponses à apporter sont souvent loin d’être simples : c’est très exactement ce que, à ma façon, j’essaye de donner à voir ici.
[8] Dialectique négative, Paris, petite bibliothèque — Payot, p. 444.
[9] « Critique de la culture et société », Prismes, Paris, Payot, 1986, p. 26. Notamment du fait de la polémique qui en était née, Adorno pris soin de revenir à plusieurs reprises sur cette formule, pour tenter de s’en expliquer. On se reportera en particulier à Theodor W. Adorno, Métaphysique : concept et problèmes, Paris, Payot, 2006 p. 164-166 et passim, et à Dialectique négative, op. cit., p. 437-451 et passim. (Ajout internet : voir également les quelques notes que j’ai mises en ligne ici.)
[10] Mais que l’on se soit autant mépris sur pareille évidence en dit probablement long, notamment sur la façon dont, au lendemain de la guerre, la célébration de la « culture ressuscitée » opérait un véritable refoulement de ce qui venait de se produire.
[11] J’essaye d’employer ici le verbe « interrompre » au sens que lui donne Jean-Luc Nancy dans La communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986. À la même époque, la lecture que fait Lacoue-Labarthe de Paul Celan, dans La poésie comme expérience (Paris, Bourgois, 1986), va également dans ce même sens d’une « interruption » de l’art. Dans le lexique d’Adorno, il s’agirait de quelque chose qui se rapproche d’un « anti-art » ou d’un désart luttant contre la désartification — pour reprendre la double traduction que Lacoue-Labarthe a proposée du concept adornien d’Entkunstung (« Remarque sur Adorno et le jazz », Rue Descartes n° 10, Paris, Albin Michel, 1994).
[12] Dans ce même volume, les contributions de Claire Conilleau et de Katia Schneller en donnent des exemples précis.
[13] En témoigne, entre mille autres exemples, ces quelques lignes de Goebbels, dans une lettre à Furtwängler : « La politique est, elle aussi, un art, peut-être même l’art le plus élevé et le plus large qui existe, et nous, qui donnons forme [je souligne] à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels à été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse brute, l’image solide et pleine [je souligne] du peuple. » (cité dans Lacoue-Labarthe, La fiction du politique, op. cit., p. 93).
[14] Il y a bien, de fait, « récupération », c’est incontestable : je ne prétends aucunement rendre simplement Wagner responsable du wagnérisme, dans ses aspects les plus tragiques. Mais on ne peut non plus, pour autant, disculper entièrement Wagner « lui-même », c’est-à-dire « l’œuvre » de Wagner, sans autre forme de procès. Je renvoie ici à l’Essai sur Wagner d’Adorno et au Musica ficta (figures de Wagner) de Lacoue-Labarthe.
[15] Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, essais — Folio, 2000, p. 67-113 [1935] et p. 269-316 [1939].
[16] Cf. L’être et l’événement (Paris, Seuil, 1988) et Manifeste pour la philosophie (Paris, Seuil, 1989), et à ce sujet l’article de Lacoue-Labarthe : « Poésie, philosophie, politique », in Heidegger : La politique du poème, Paris, Galilée, 2002, p. 43-77.
[17] Et, tant qu’on y est, on pourrait également cesser de faire la fine bouche, au nom de l’art, devant toute une « nouvelle culture », dont on sait trop bien les critiques virulentes dont elle a fait l’objet de la part, en particulier, d’Adorno.
[18] Le dictionnaire de référence Trésor de la langue française donne par exemple, pour première définition du mot « art » : « ensemble de moyens, de procédés conscients par lesquels l’homme tend à une certaine fin, cherche à atteindre un certain résultat ». On ne saurait donner de meilleure définition de la technique.
[19] Comme toujours, ce qui se perd est toujours en fait ce qui s’oublie, ce qui s’enfouit le plus profondément et le plus secrètement, et ce qui in fine nous commande le plus fortement et le plus intimement. Après notamment que Benjamin et Adorno en avaient montré, à leur façon, la voie, c’est principalement à la mise au jour de cette « mimétologie fondamentale » qu’a travaillé, sa vie durant, Philippe Lacoue-Labarthe.
[20] Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1995, p. 86.
[21] La communauté désœuvrée, op. cit.
[22] Je renvoie ici à la lecture qu’a faite Derrida du motif de la « possibilité de l’impossible » (das Möglichkeit des Unmöglichen) chez Adorno, dans Fichus, Paris, Galilée, 2002.
[23] Bien que le concept de sublime n’y soit pas explicitement évoqué, c’est exactement ce qui est aussi en jeu dans le différend qui oppose Benjamin et Adorno autour de la notion d’aura, et de l’essai sur l’œuvre d’art. Bien qu’il considère que « dans la situation actuelle, les œuvres d’art honorent l’élément auratique en le refusant » (Théorie esthétique, op. cit., p. 431), Adorno ne peut se résoudre à voir l’art renoncer à l’aura, c’est-à-dire ni plus ni moins à voir l’art renoncer au sublime.
[24] Adorno, « Parataxe », Notes sur la littérature, Paris, Champs – Flammarion, 1999, p. 307-350.
[25] Heidegger : La politique du poème, op. cit.
[26] Ce motif est omniprésent dans la Théorie esthétique d’Adorno. Ainsi par exemple : « L’art est contraint de se tourner contre ce qui constitue son propre concept et il devient, en conséquence, bien incertain. » (p 16) ; ou : « La révolte de l’art [...] est devenue révolte contre l’art. Il est inutile de prophétiser s’il survivra ou non à cela. » (p. 18) ; ou encore : « l’art qui s’en tient à son concept et refuse la consommation se transforme en anti-art. » (p 470).
[27] « Poésie, philosophie, politique » et « Le courage de la poésie », Heidegger : La politique du poème, op. cit., p. 43-77 et p. 117-155 respectivement.
[28] Walter Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Paris, Flammarion, 1986.
[29] Cf. à ce sujet l’article de Lacoue-Labarthe : « L’antagonisme », L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986, p. 113-131.
© B. Renaud, 19 novembre 2007
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3 Ekim 2010 Pazar

Saldırganı anlamak zorunda mıyız?




Saldırganı anlamak zorunda mıyız?

Şehirde yaşarken her an sosyolog mu olmak gerekir?

Hiç uzun ve ince argümantasyonlara girmeden kısa ve net olarak cümle kurmanın zamanı…





Saldırıya uğrarken saldırganın “neden” saldırdığını düşünmenin çok anlamlı olduğunu sanmıyorum. Sosyoloji eğer sadece “olanı olduğu” gibi anlama ve açıklama gayretinde ise bu çabayı aynı zamanda olanları meşrulaştırmak ve normalleştirmek gayreti olarak anlamak gerekir. Diyalog kurmak karşındakini anlamaya çalışmak aynı zamanda onun kendisini yeniden üretmesine de olanak tanımaktır.

Almanya’da “Tarihçiler Kavgası” olarak bilinen tartışmayı hatırlamakta fayda var: Bu tartışmada Nazi geçmişini sebep-sonuç ilişkisi içerisinde ele almak birçok muhalif entelektüel tarafından reddedilmişti. Muhalifler, bunun Nazi geçmişinin “normalleştirilmesi” anlamına geldiğini savunmuşlardı. Bu geçmiş onların gözünde “normal-olmayan” bir geçmiş olarak kalmalıydı. Bununla diyalog reddedilmeliydi.
Eğer şehirde yaşarken sosyolog olmak gerekliyse – burada lafımız doğrudan “gentrification”, “rant kavgası” gibi kavramları sık sık kullananların argümanlarına, “olan”a olduğu kadar “olması gereken”e de tahayyülde birinci sırayı açmayan bir sosyolojik imgelemi kabul etmek mümkün değildir. Otonomlaşma ve özgürlük perspektifi olmayan bir sosyoloji, varolanı olumlamak dışında bir şeye hizmet edemez. Gerçekten bir sosyolojiden bahsediliyorsa orada olumsuzlamadan söz edilmelidir.

Yolda yürümenin, metroya inip binmenin, apartmanda ortak yaşam sürmenin belirli yazılı olan ve olmayan normları olmak zorundadır. Özellikle şehirleri şehir yapan özellikleri korumanın ve yeniden üretmenin imkânlarını araştırmak yerine şehirlerde “bu katil bebekleri yaratan karanlığı” olumlayarak onu normalleştirmenin hiçbir anlamı yoktur.

“Gentrification” ve “rant kavgası” tabirleri ile “güvencin tedirginliği” ile sokaklarda yürüyen yurttaşların yaşamlarını koruyamazsınız.

“Onları” anlamayı ve bilimsel bir söylemle açıklamayı reddetmek gerekir. “Olanlar” saldırı ve cinayetse diyalog mümkün değildir. “Olması gerekenleri” düşünelim. Normları ele alalım. Olması gerekenlerin nasıl uygulanacağını tartışalım. Ama “katil bebekleri yaratan karanlık”la diyalogun hem mümkün olmadığını fark edelim hem de bu karanlığın yok edilmesi gerektiğini…

Kimse “gentrification” ve “rant kavgası” için yapılmış provakasyonlardan ve manipülasyonlardan söz etmesin. Manipülasyon varsa manipüle-edilebilirlik de vardır. Karanlıklar doğuran manipüle-edilebilirlik alanları şehir kültürü olamaz, dahası olmamalıdır.

Saldırganı çözümlemek değil durdurmak zorundayız. Düzenleyici normlara ve olması gereken fikrine sahip olmak gerekir. Ucuz ve bayağı kenar mahalle edebiyatı ile şehirleşme dinamikleri oluşturulamaz. Güvencin tedirginliği ile yaşamamak yurttaşların hakkıdır. Hem mahallelerin karanlık üreten dinamiklerini hoş görüp hem de güvercin tedirginliği ile yaşayan yurttaşların yanında olunamaz. Bu fiilen imkânsızdır. Bu anlamda diyalog da zaten imkânsızdır. O halde karanlık diyalogcularına kocaman bir HAYIR demek gerekir.

16 Ekim 2009 Cuma

The Metropolis and Mental Life


The Metropolis and Mental Life (1903)


George Simmel

1. The deepest problems of modern life derive from the claim of the individual to preserve the autonomy and individuality of his existence in the face of overwhelming social forces, of historical heritage, of external culture, and of the technique of life. The fight with nature which primitive man has to wage for his bodily existence attains in this modern form its latest transformation. The eighteenth century called upon man to free himself of all the historical bonds in the state and in religion, in morals and in economics. Man's nature, originally good and common to all, should develop unhampered. In addition to more liberty, the nineteenth century demanded the functional specialization of man and his work; this specialization makes one individual incomparable to another, and each of them indispensable to the highest possible extent. However, this specialization makes each man the more directly dependent upon the supplementary activities of all others. Nietzsche sees the full development of the individual conditioned by the most ruthless struggle of individuals; socialism believes in the suppression of all competition for the same reason. Be that as it may, in all these positions the same basic motive is at work: the person resists to being leveled down and worn out by a social-technological mechanism. An inquiry into the inner meaning of specifically modern life and its products, into the soul of the cultural body, so to speak, must seek to solve the equation which structures like the metropolis set up between the individual and the super-individual contents of life. Such an inquiry must answer the question of how the personality accommodates itself in the adjustments to external forces. This will be my task today.

2. The psychological basis of the metropolitan type of individuality consists in the intensification of nervous stimulation which results from the swift and uninterrupted change of outer and inner stimuli. Man is a differentiating creature. His mind is stimulated by the difference between a momentary impression and the one which preceded it. Lasting impressions, impressions which differ only slightly from one another, impressions which take a regular and habitual course and show regular and habitual contrasts-all these use up, so to speak, less consciousness than does the rapid crowding of changing images, the sharp discontinuity in the grasp of a single glance, and the unexpectedness of onrushing impressions. These are the psychological conditions which the metropolis creates. With each crossing of the street, with the tempo and multiplicity of economic, occupational and social life, the city sets up a deep contrast with small town and rural life with reference to the sensory foundations of psychic life. The metropolis exacts from man as a discriminating creature a different amount of consciousness than does rural life. Here the rhythm of life and sensory mental imagery flows more slowly, more habitually, and more evenly. Precisely in this connection the sophisticated character of metropolitan psychic life becomes understandable - as over against small town life which rests more upon deeply felt and emotional relationships. These latter are rooted in the more unconscious layers of the psyche and grow most readily in the steady rhythm of uninterrupted habituations. The intellect, however, has its locus in the transparent, conscious, higher layers of the psyche; it is the most adaptable of our inner forces. In order to accommodate to change and to the contrast of phenomena, the intellect does not require any shocks and inner upheavals; it is only through such upheavals that the more conservative mind could accommodate to the metropolitan rhythm of events. Thus the metropolitan type of man-which, of course, exists in a thousand individual variants - develops an organ protecting him against the threatening currents and discrepancies of his external environment which would uproot him. He reacts with his head instead of his heart. In this an increased awareness assumes the psychic prerogative. Metropolitan life, thus, underlies a heightened awareness and a predominance of intelligence in metropolitan man. The reaction to metropolitan phenomena is shifted to that organ which is least sensitive and quite remote from the depth of the personality. Intellectuality is thus seen to preserve subjective life against the overwhelming power of metropolitan life, and intellectuality branches out in many directions and is integrated with numerous discrete phenomena.

3. The metropolis has always been the seat of the money economy. Here the multiplicity and concentration of economic exchange gives an importance to the means of exchange which the scantiness of rural commerce would not have allowed. Money economy and the dominance of the intellect are intrinsically connected. They share a matter-of-fact attitude in dealing with men and with things; and, in this attitude, a formal justice is often coupled with an inconsiderate hardness. The intellectually sophisticated person is indifferent to all genuine individuality, because relationships and reactions result from it which cannot be exhausted with logical operations. In the same manner, the individuality of phenomena is not commensurate with the pecuniary principle. Money is concerned only with what is common to all: it asks for the exchange value, it reduces all quality and individuality to the question: How much? All intimate emotional relations between persons are founded in their individuality, whereas in rational relations man is reckoned with like a number, like an element which is in itself indifferent. Only the objective measurable achievement is of interest. Thus metropolitan man reckons with his merchants and customers, his domestic servants and often even with persons with whom he is obliged to have social intercourse. These features of intellectuality contrast with the nature of the small circle in which the inevitable knowledge of individuality as inevitably produces a warmer tone of behavior, a behavior which is beyond a mere objective balancing of service and return. In the sphere of the economic psychology of the small group it is of importance that under primitive conditions production serves the customer who orders the good, so that the producer and the consumer are acquainted. The modern metropolis, however, is supplied almost entirely by production for the market, that is, for entirely unknown purchasers who never personally enter the producer's actual field of vision. Through this anonymity the interests of each party acquire an unmerciful matter-of-factness; and the intellectually calculating economic egoisms of both parties need not fear any deflection because of the imponderables of personal relationships. The money economy dominates the metropolis; it has displaced the last survivals of domestic production and the direct barter of goods; it minimizes, from day to day, the amount of work ordered by customers. The matter-of-fact attitude is obviously so intimately interrelated with the money economy, which is dominant in the metropolis, that nobody can say whether the intellectualistic mentality first promoted the money economy or whether the latter determined the former. The metropolitan way of life is certainly the most fertile soil for this reciprocity, a point which I shall document merely by citing the dictum of the most eminent English constitutional historian: throughout the whole course of English history, London has never acted as England's heart but often as England's intellect and always as her moneybag!

4. In certain seemingly insignificant traits, which lie upon the surface of life, the same psychic currents characteristically unite. Modern mind has become more and more calculating. The calculative exactness of practical life which the money economy has brought about corresponds to the ideal of natural science: to transform the world into an arithmetic problem, to fix every part of the world by mathematical formulas. Only money economy has filled the days of so many people with weighing, calculating, with numerical determinations, with a reduction of qualitative values to quantitative ones. Through the calculative nature of money a new precision, a certainty in the definition of identities and differences, an unambiguousness in agreements and arrangements has been brought about in the relations of life-elements - just as externally this precision has been effected by the universal diffusion of pocket watches. However, the conditions of metropolitan life are at once cause and effect of this trait. The relationships and affairs of the typical metropolitan usually are so varied and complex that without the strictest punctuality in promises and services the whole structure would break down into an inextricable chaos. Above all, this necessity is brought about by the aggregation of so many people with such differentiated interests, who must integrate their relations and activities into a highly complex organism. If all clocks and watches in Berlin would suddenly go wrong in different ways, even if only by one hour, all economic life and communication of the city would be disrupted for a long time. In addition an apparently mere external factor: long distances, would make all waiting and broken appointments result in an ill-afforded waste of time. Thus, the technique of metropolitan life is unimaginable without the most punctual integration of all activities and mutual relations into a stable and impersonal time schedule. Here again the general conclusions of this entire task of reflection become obvious namely, that from each point on the surface of existence - however closely attached to the surface alone - one may drop a sounding into the depth of the psyche so that all the most banal externalities of life finally are connected with the ultimate decisions concerning the meaning and style of life. Punctuality, calculability, exactness are forced upon life by the complexity and extension of metropolitan existence and are not only most intimately connected with its money economy and intellectualist character. These traits must also color the contents of life and favor the exclusion of those irrational, instinctive, sovereign traits and impulses which aim at determining the mode of life from within, instead of receiving the general and precisely schematized form of life from without. Even though sovereign types of personality, characterized by irrational impulses, are by no means impossible in the city, they are nevertheless, opposed to typical city life. The passionate hatred of men like Ruskin and Nietzsche for the metropolis is understandable in these terms. Their natures discovered the value of life alone in the unschematized existence which cannot be defined with precision for all alike. From the same source of this hatred of the metropolis surged their hatred of money economy and of the intellectualism of modern existence.

5. The same factors which have thus coalesced into the exactness and minute precision of the form of life have coalesced into a structure of the highest impersonality; on the other hand, they have promoted a highly personal subjectivity. There is perhaps no psychic phenomenon which has been so unconditionally reserved to the metropolis as has the blasé attitude. The blasé attitude results first from the rapidly changing and closely compressed contrasting stimulations of the nerves. From this, the enhancement of metropolitan intellectuality, also, seems originally to stem. Therefore, stupid people who are not intellectually alive in the first place usually are not exactly blasé. A life in boundless pursuit of pleasure makes one blasé because it agitates the nerves to their strongest reactivity for such a long time that they finally cease to react at all. In the same way, through the rapidity and contradictoriness of their changes, more harmless impressions force such violent responses, tearing the nerves so brutally hither and thither that their last reserves of strength are spent; and if one remains in the same milieu they have no time to gather new strength. An incapacity thus emerges to react to new sensations with the appropriate energy. This constitutes that blasé attitude which, in fact, every metropolitan child shows when compared with children of quieter and less changeable milieus.

6. This physiological source of the metropolitan blasé attitude is joined by another source which flows from the money economy. The essence of the blasé attitude consists in the blunting of discrimination. This does not mean that the objects are not perceived, as is the case with the half-wit, but rather that the meaning and differing values of things, and thereby the things themselves, are experienced as insubstantial. They appear to the blasé person in an evenly flat and gray tone; no one object deserves preference over any other. This mood is the faithful subjective reflection of the completely internalized money economy. By being the equivalent to all the manifold things in one and the same way, money becomes the most frightful leveler. For money expresses all qualitative differences of things in terms of "how much?" Money, with all its colorlessness and indifference, becomes the common denominator of all values; irreparably it hollows out the core of things, their individuality, their specific value, and their incomparability. All things float with equal specific gravity in the constantly moving stream of money. All things lie on the same level and differ from one another only in the size of the area which they cover. In the individual case this coloration, or rather discoloration, of things through their money equivalence may be unnoticeably minute. However, through the relations of the rich to the objects to be had for money, perhaps even through the total character which the mentality of the contemporary public everywhere imparts to these objects, the exclusively pecuniary evaluation of objects has become quite considerable. The large cities, the main seats of the money exchange, bring the purchasability of things to the fore much more impressively than do smaller localities. That is why cities are also the genuine locale of the blasé attitude. In the blasé attitude the concentration of men and things stimulate the nervous system of the individual to its highest achievement so that it attains its peak. Through the mere quantitative intensification of the same conditioning factors this achievement is transformed into its opposite and appears in the peculiar adjustment of the blasé attitude. In this phenomenon the nerves find in the refusal to react to their stimulation the last possibility of accommodating to the contents and forms of metropolitan life. The self-preservation of certain personalities is brought at the price of devaluating the whole objective world, a devaluation which in the end unavoidably drags one's own personality down into a feeling of the same worthlessness.

7. Whereas the subject of this form of existence has to come to terms with it entirely for himself, his self-preservation in the face of the large city demands from him a no less negative behavior of a social nature. This mental attitude of metropolitans toward one another we may designate, from a formal point of view, as reserve. If so many inner reactions were responses to the continuous external contacts with innumerable people as are those in the small town, where one knows almost everybody one meets and where one has a positive relation to almost everyone, one would be completely atomized internally and come to an unimaginable psychic state. Partly this psychological fact, partly the right to distrust which men have in the face of the touch-and-go elements of metropolitan life, necessitates our reserve. As a result of this reserve we frequently do not even know by sight those who have been our neighbors for years. And it is this reserve which in the eyes of the small-town people makes us appear to be cold and heartless. Indeed, if I do not deceive myself, the inner aspect of this outer reserve is not only indifference but, more often than we are aware, it is a slight aversion, a mutual strangeness and repulsion, which will break into hatred and fight at the moment of a closer contact, however caused. The whole inner organization of such an extensive communicative life rests upon an extremely varied hierarchy of sympathies, indifferences, and aversions of the briefest as well as of the most permanent nature. The sphere of indifference in this hierarchy is not as large as might appear on the surface. Our psychic activity still responds to almost every impression of somebody else with a somewhat distinct feeling. The unconscious, fluid and changing character of this impression seems to result in a state of indifference. Actually this indifference would be just as unnatural as the diffusion of indiscriminate mutual suggestion would be unbearable. From both these typical dangers of the metropolis, indifference and indiscriminate suggestibility, antipathy protects us. A latent antipathy and the preparatory stage of practical antagonism effect the distances and aversions without which this mode of life could not at all be led. The extent and the mixture of this style of life, the rhythm of its emergence and disappearance, the forms in which it is satisfied- all these, with the unifying motives in the narrower sense, form the inseparable whole of the metropolitan style of life. What appears in the metropolitan style of life directly as dissociation is in reality only one of its elemental forms of socialization.

8. This reserve with its overtone of hidden aversion appears in turn as the form or the cloak of a more general mental phenomenon of the metropolis: it grants to the individual a kind and an amount of personal freedom which has no analogy whatsoever under other conditions. The metropolis goes back to one of the large developmental tendencies of social life as such, to one of the few tendencies for which an approximately universal formula can be discovered. The earliest phase of social formations found in historical as well as in contemporary social structures is this: a relatively small circle firmly closed against neighboring, strange, or in some way antagonistic circles. However, this circle is closely coherent and allows its individual members only a narrow field for the development of unique qualities and free, self-responsible movements. Political and kinship groups, parties and religious associations begin in this way. The self-preservation of very young associations requires the establishment of strict boundaries and a centripetal unity. Therefore they cannot allow the individual freedom and unique inner and outer development. From this stage social development proceeds at once in two different, yet corresponding, directions. To the extent to which the group grows - numerically, spatially, in significance and in content of life - to the same degree the group's direct, inner unity loosens, and the rigidity of the original demarcation against others is softened through mutual relations and connections. At the same time, the individual gains freedom of movement, far beyond the first jealous delimitation. The individual also gains a specific individuality to which the division of labor in the enlarged group gives both occasion and necessity. The state and Christianity, guilds and political parties, and innumerable other groups have developed according to this formula, however much, of course, the special conditions and forces of the respective groups have modified the general scheme. This scheme seems to me distinctly recognizable also in the evolution of individuality within urban life. The small-town life in Antiquity and in the Middle Ages set barriers against movement and relations of the individual toward the outside, and it set up barriers against individual independence and differentiation within the individual self. These barriers were such that under them modern man could not have breathed. Even today a metropolitan man who is placed in a small town feels a restriction similar, at least, in kind.. The smaller the circle which forms our milieu is, and the more restricted those relations to others are which dissolve the boundaries of the individual, the more anxiously the circle guards the achievements, the conduct of life, and the outlook of the individual, and the more readily a quantitative and qualitative specialization would break up the framework of the whole little circle.

9. The ancient polis in this respect seems to have had the very character of a small town. The constant threat to its existence at the hands of enemies from near and afar effected strict coherence in political and military respects, a supervision of the citizen by the citizen, a jealousy of the whole against the individual whose particular life was suppressed to such a degree that he could compensate only by acting as a despot in his own household. The tremendous agitation and excitement, the unique colorfulness of Athenian life, can perhaps be understood in terms of the fact that a people of incomparably individualized personalities struggled against the constant inner and outer pressure of a deindividualizing small town.. This produced a tense atmosphere in which the weaker individuals were suppressed and those of stronger natures were incited to prove themselves in the most passionate manner. This is precisely why it was that there blossomed in Athens what must be called, without defining it exactly, "the general human character" in the intellectual development of our species. For we maintain factual as well as historical validity for the following connection: the most extensive and the most general contents and forms of life are most intimately connected with the most individual ones. They have a preparatory stage in common, that is, they find their enemy in narrow formations and groupings the maintenance of which places both of them into a state of defense against expanse and generality lying without and the freely moving individuality within. Just as in the feudal age, the "free" man was the one who stood under the law of the land, that is, under the law of the largest social orbit, and the unfree man was the one who derived his right merely from the narrow circle of a feudal association and was excluded from the larger social orbit - so today metropolitan man is "free" in a spiritualized and refined sense, in contrast to the pettiness and prejudices which hem in the small-town man. For the reciprocal reserve and indifference and the intellectual life conditions of large circles are never felt more strongly by the individual in their impact upon his independence than in the thickest crowd of the big city. This is because the bodily proximity and narrowness of space makes the mental distance only the more visible. It is obviously only the obverse of this freedom if, under certain circumstances, one nowhere feels as lonely and lost as in the metropolitan crowd. For here as elsewhere it is by no means necessary that the freedom of man be reflected in his emotional life as comfort.

10. It is not only the immediate size of the area and the number of persons which, because of the universal historical correlation between the enlargement of the circle and the personal inner and outer freedom, has made the metropolis the locale of freedom. It is rather in transcending this visible expanse that any given city becomes the seat of cosmopolitanism. The horizon of the city expands in a manner comparable to the way in which wealth develops; a certain amount of property increases in a quasi-automatical way in ever more rapid progression. As soon as a certain limit has been passed, the economic, personal, and intellectual relations of the citizenry, the sphere of intellectual predominance of the city over its hinterland, grow as in geometrical progression. Every gain in dynamic extension becomes a step, not for an equal, but for a new and larger extension. From every thread spinning out of the city, ever new threads grow as if by themselves, just as within the city the unearned increment of ground rent, through the mere increase in communication, brings the owner automatically increasing profits. At this point, the quantitative aspect of life is transformed directly into qualitative traits of character. The sphere of life of the small town is, in the main, self-contained and autarchic. For it is the decisive nature of the metropolis that its inner life overflows by waves into a far-flung national or international area. Weimar is not an example to the contrary, since its significance was hinged upon individual personalities and died with them; whereas the metropolis is indeed characterized by its essential independence even from the most eminent individual personalities. This is the counterpart to the independence, and it is the price the individual pays for the independence, which he enjoys in the metropolis. The most significant characteristic of the metropolis is this functional extension beyond its physical boundaries. And this efficacy reacts in turn and gives weight, importance, and responsibility to metropolitan life. Man does not end with the limits of his body or the area comprising his immediate activity. Rather is the range of the person constituted by the sum of effects emanating from him temporally and spatially. In the same way, a city consists of its total effects which extend beyond its immediate confines. Only this range is the city's actual extent in which its existence is expressed. This fact makes it obvious that individual freedom, the logical and historical complement of such extension, is not to be understood only in the negative sense of mere freedom of mobility and elimination of prejudices and petty philistinism. The essential point is that the particularity and incomparability, which ultimately every human being possesses, be somehow expressed in the working-out of a way of life. That we follow the laws of our own nature-and this after all is freedom-becomes obvious and convincing to ourselves and to others only if the expressions of this nature differ from the expressions of others. Only our unmistakability proves that our way of life has not been superimposed by others.

11. Cities are, first of all, seats of the highest economic division of labor. They produce thereby such extreme phenomena as in Paris the remunerative occupation of the quatorzième. They are persons who identify themselves by signs on their residences and who are ready at the dinner hour in correct attire, so that they can be quickly called upon if a dinner party should consist of thirteen persons.. In the measure of its expansion, the city offers more and more the decisive conditions of the division of labor. It offers a circle which through its size can absorb a highly diverse variety of services. At the same time, the concentration of individuals and their struggle for customers compel the individual to specialize in a function from which he cannot be readily displaced by another. It is decisive that city life has transformed the struggle with nature for livelihood into an inter-human struggle for gain, which here is not granted by nature but by other men. For specialization does not flow only from the competition for gain but also from the underlying fact that the seller must always seek to call forth new and differentiated needs of the lured customer. In order to find a source of income which is not yet exhausted, and to find a function which cannot readily be displaced, it is necessary to specialize in one's services. This process promotes differentiation, refinement, and the enrichment of the public's needs, which obviously must lead to growing personal differences within this public.

12. All this forms the transition to the individualization of mental and psychic traits which the city occasions in proportion to its size. There is a whole series of obvious causes underlying this process. First, one must meet the difficulty of asserting his own personality within the dimensions of metropolitan life. Where the quantitative increase in importance and the expense of energy reach their limits, one seizes upon qualitative differentiation in order somehow to attract the attention of the social circle by playing upon its sensitivity for differences. Finally, man is tempted to adopt the most tendentious peculiarities, that is, the specifically metropolitan extravagances of mannerism, caprice, and preciousness. Now, the meaning of these extravagances does not at all lie in the contents of such behavior, but rather in its form of "being different," of standing out in a striking manner and thereby attracting attention. For many character types, ultimately the only means of saving for themselves some modicum of self-esteem and the sense of filling a position is indirect, through the awareness of others. In the same sense a seemingly insignificant factor is operating, the cumulative effects of which are, however, still noticeable. I refer to the brevity and scarcity of the inter-human contacts granted to the metropolitan man, as compared with social intercourse in the small town. The temptation to appear "to the point," to appear concentrated and strikingly characteristic, lies much closer to the individual in brief metropolitan contacts than in an atmosphere in which frequent and prolonged association assures the personality of an unambiguous image of himself in the eyes of the other.

13. The most profound reason, however, why the metropolis conduces to the urge for the most individual personal existence - no matter whether justified and successful - appears to me to be the following: the development of modern culture is characterized by the preponderance of what one may call the "objective spirit" over the "subjective spirit." This is to say, in language as well as in law, in the technique of production as well as in art, in science as well as in the objects of the domestic environment, there is embodied a sum of spirit. The individual in his intellectual development follows the growth of this spirit very imperfectly and at an ever increasing distance. If, for instance, we view the immense culture which for the last hundred years has been embodied in things and in knowledge, in institutions and in comforts, and if we compare all this with the cultural progress of the individual during the same period-at least in high status groups - a frightful disproportion in growth between the two becomes evident. Indeed, at some points we notice a retrogression in the culture of the individual with reference to spirituality, delicacy, and idealism. This discrepancy results essentially from the growing division of labor. For the division of labor demands from the individual an ever more one-sided accomplishment, and the greatest advance in a one-sided pursuit only too frequently means death to the personality of the individual.. In any case, he can cope less and less with the overgrowth of objective culture. The individual is reduced to a negligible quantity, perhaps less in his consciousness than in his practice and in the totality of his obscure emotional states that are derived from this practice. The individual has become a mere cog in an enormous organization of things and powers which tear from his hands all progress, spirituality, and value in order to transform them from their subjective form into the form of a purely objective life. It needs merely to be pointed out that the metropolis is the genuine arena of this culture which outgrows all personal life. Here in buildings and educational institutions, in the wonders and comforts of space-conquering technology, in the formations of community life, and in the visible institutions of the state, is offered such an overwhelming fullness of crystallized and impersonalized spirit that the personality, so to speak, cannot maintain itself under its impact. On the one hand, life is made infinitely easy for the personality in that stimulations, interests, uses of time and consciousness are offered to it from all sides. They carry the person as if in a stream, and one needs hardly to swim for oneself. On the other hand, however, life is composed more and more of these impersonal contents and offerings which tend to displace the genuine personal colorations and incomparabilities. This results in the individual's summoning the utmost in uniqueness and particularization, in order to preserve his most personal core. He has to exaggerate this personal element in order to remain audible even to himself. The atrophy of individual culture through the hypertrophy of objective culture is one reason for the bitter hatred which the preachers of the most extreme individualism, above all Nietzsche, harbor against the metropolis. But it is, indeed, also a reason why these preachers are so passionately loved in the metropolis and why they appear to the metropolitan man as the prophets and saviors of his most unsatisfied yearnings.

14. If one asks for the historical position of the two forms of individualism which are nourished by the quantitative relation of the metropolis, namely, individual independence and the elaboration of individuality itself, then the metropolis assumes an entirely new rank order in the world history of the spirit. The eighteenth century found the individual in oppressive bonds which had become meaningless-bonds of a political, agrarian, guild, and religious character. They were restraints which, so to speak, forced upon man an unnatural form and outmoded, unjust inequalities. In this situation the cry for liberty and equality arose, the belief in the individual's full freedom of movement in all social and intellectual relationships. Freedom would at once permit the noble substance common to all to come to the fore, a substance which nature had deposited in every man and which society and history had only deformed. Besides this eighteenth-century ideal of liberalism, in the nineteenth century, through Goethe and Romanticism, on the one hand, and through the economic division of labor, on the other hand, another ideal arose: individuals liberated from historical bonds now wished to distinguish themselves from one another. The carrier of man's values is no longer the "general human being" in every individual, but rather man's qualitative uniqueness and irreplaceability. The external and internal history of our time takes its course within the struggle and in the changing entanglements of these two ways of defining the individual's role in the whole of society. It is the function of the metropolis to provide the arena for this struggle and its reconciliation. For the metropolis presents the peculiar conditions which are revealed to us as the opportunities and the stimuli for the development of both these ways of allocating roles to men. Therewith these conditions gain a unique place, pregnant with inestimable meanings for the development of psychic existence. The metropolis reveals itself as one of those great historical formations in which opposing streams which enclose life unfold, as well as join one another with equal right. However, in this process the currents of life, whether their individual phenomena touch us sympathetically or antipathetically, entirely transcend the sphere for which the judge's attitude is appropriate. Since such forces of life have grown into the roots and into the crown of the whole of the historical life in which we, in our fleeting existence, as a cell, belong only as a part, it is not our task either to accuse or to pardon, but only to understand.

22 Eylül 2009 Salı

Machines urbaines par S. Gosselin


Machines urbaines, par Sophie Gosselin


Atelier du 28 octobre 2004

écouter l’enregistrement de l’atelier

La proposition de concentrer le travail de l’atelier philo de cette année autour d’une réflexion sur le fait urbain vient en conséquence du travail développé l’année précédente sur le fétichisme et qui s’est terminé par deux interventions sur la ville, mais vise aussi à inscrire l’atelier philo dans une articulation plus forte avec l’activité artistique développée par Apo33 et ses interventions dans l’espace urbain.

De plus, le phénomène urbain semble depuis peu être devenu un objet d’intérêt particulier, donnant lieu à de nombreuses manifestations culturelles visant à le mettre en valeur vis-à-vis de ses populations. A quelle enjeu renvoie ce regain d’intérêt ?

Si nous repartons du texte de Michel de Certeau, il nous apparaîtra que le fait urbain constitue à la fois l’arrière fond sur lequel s’opère le passage du voyeur au marcheur et la question à laquelle ce texte vise à introduire. Il y aurait donc un lien structurel entre les réflexions que nous avons développé pendant une année à partir de ce texte et la question du fait urbain. Il s’agirait donc de tenter de saisir la nature et les implications de ce lien.

J’ai parlé de « fait urbain » et non de « ville », reprenant ainsi une distinction opérée par M. de Certeau dans la suite du texte. La ville se distingue du fait urbain comme un concept de la réalité matérielle qu’il désigne. Il s’agira donc ici non pas de développer un travail de définition, mais de penser les transformations actuelles dans notre rapport à l’espace, à travers une compréhension de notre pratique de l’espace urbain. Une phrase d’Henri Lefèbvre guide ici ma démarche :

« La pratique spatiale d’une société secrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. A l’analyse, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace ».

L’espace urbain est devenu aujourd’hui notre quotidien. Penser notre rapport à la ville c’est tenter de comprendre l’évolution des pratiques sociales, tenter de déchiffrer les modes d’organisation sociaux qui se développent en son sein. La réflexion sur l’espace est indissociable de la réflexion sur notre propre pratique, c’est pourquoi, dans la continuité de Certeau, nous nous intéresserons particulièrement, à travers une analyse des modes d’organisation de l’espace et des représentations de l’espace, aux pratiques qui les engendrent et dont les représentations constituent les signes.

L’articulation de la représentation à l’espace s’opère par la pratique. Utilisant le langage, notre point de départ ne peut être que celui de la représentation. Il s’agira d’interroger comment se construisent les représentations (les manières de voir qu’elles supposent et les formes dans lesquelles ces manières de regarder se matérialisent) pour faire apparaître, entre ces deux moments, l’espace et la pratique qu’elles présupposent. C’est ainsi que procède Walter Benjamin dans son ouvrage sur « Charles Baudelaire » (chap 2 : Le flâneur, p76) :

« Ce qui frappe d’abord c’est le ravissement avec lequel le narrateur suit les spectacles de la foule, qu’observe également le cousin à sa fenêtre d’angle dans une nouvelle célèbre d’Hoffmann. Mais quelle timidité dans le regard de celui qui observe la foule bien installé dans sa demeure, et quelle pénétration dans le regard de celui qui la regarde à travers les vitres du café ! C’est la différence entre Berlin et Londres qu’on retrouve dans la différence entre les postes d’observation. D’un côté l’homme privé ; il est assis à la fenêtre d’angle comme dans une loge de théâtre ; lorsqu’il veut mieux détailler le marché, il dispose de sa lorgnette de théâtre. De l’autre, le consommateur, anonyme, qui entre dans le café et qui le quittera bientôt, attiré par l’aimant de la masse qui se frotte sans cesse à lui. D’un côté une multitude de petites scènes de genre qui , rassemblées, font un album de vignettes colorées ; de l’autre une silhouette qui aurait pu inspirer un grand graveur ; une foule innombrable où personne n’est tout à fait lisible pour son voisin et personne n’est tout à fait indéchiffrable. »

Interroger les modes de construction des représentations c’est dissocier, dans l’analyse des représentations, la manière de regarder, les formes dans lesquelles cette manière de regarder se matérialise et les procédures et instruments par lesquels s’opèrent la construction du regard et des formes de représentation (exemple : la camera obscura). En dissociant les différents moments qui construisent la représentation, on pourra peut-être commencer à voir, derrière la représentation (image) la pratique spatiale et sociale qui la rend possible. Penser la pratique c’est penser les modes de conception qui la pensent, c’est-à-dire le regard et les formes de représentation dont elle permet l’articulation (et non penser directement la pratique comme si elle pouvait exister en soi, en dehors de la représentation).

L’espace urbain constitue l’arrière-fond de la scène et l’espace sur lequel le regard se pose. Le texte de Certeau, Voyeurs ou marcheurs, est une introduction à la question de l’urbanité comme lieu où s’opère une mutation du regard. De quelle mutation du regard la ville est-elle le lieu ? De quelle pratique spatiale fait signe cette mutation du regard ?

Le texte de Certeau dessine le paysage des oppositions qui structurent symboliquement et pratiquement l’espace urbain. La Tour s’élève sur une île, image de la ville, dont elle est à la fois l’écho et la représentation symbolique. L’espace urbain se structure sous notre regard depuis la hauteur de la tour : c’est la vue d’en haut qui permet de délimiter les frontières de la ville, qui permet de dessiner la forme d’une île sur le fond d’une mer. La tour intervient comme un dispositif optique symbolisant la construction d’une forme de savoir. Nous avons vu dans les ateliers sur le fétichisme, la relation entre cette tour comme dispositif optique et la machine idéologique de Marx : le dispositif optique de la camera obscura. Nous avons vu qu’elles opéraient selon les mêmes procédures.

Walter Benjamin a aussi repris le modèle de la machine idéologique marxienne pour analyser le phénomène de la fantasmagorie rencontré par le flâneur qui parcours la ville moderne.

La différence entre le regard du flâneur et celui du savant, c’est-à-dire entre deux figures de l’idéologie, consiste dans la position souveraine du second par rapport au premier. Le savant voit d’en haut, il peut voir en bas celui qui se fait prendre dans les filets de la fantasmagorie produite par la marchandise et les vitrines commerçantes, il peut voir la relativité de telle ou telle fantasmagorie (on reconnaît là la figure du critique de la « société de consommation » et/ou de la « passivité » des consommateurs). Au contraire, le flâneur, en bas de la tour, se fait happer de toutes parts par les jeux de lumière et les effets d’illusion. Mais dans les deux cas, l’image ou la fantasmagorie, le fantôme devenu image, le spectre-fétiche, provoque chez le savant et le flâneur l’oubli de son inscription spatiale et sociale, l’oubli de sa pratique.

Entre ces deux figures de l’idéologie, ou plutôt derrière ces deux figures, Certeau tente de faire apparaître ce qui est oublié par elles : les opérations spatiales et temporelles par lesquelles le flâneur se change quelque temps en tacticien.

Qu’est-ce qui a permis cette mutation du regard ? Pourquoi l’espace urbain est-il le terrain de cette mutation ? Cette mutation du regard est-elle le signe d’une transformation dans notre rapport à l’espace, au territoire ?

Lisant attentivement l’Invention du quotidien à la recherche de ce qui avait pu produire cette mutation du regard, je remarquais une chose étrange dans la manière dont Michel de Certeau abordait cette question de la pratique. Je la comparais au travail mené par Henri Lefèbvre dans Critique de la vie quotidienne et dans La production de l’espace. L’analyse d’Henri Lefèbvre s’encre toujours d’abord dans l’espace matériel qui est le support et le produit d’une pratique. La pratique n’est qu’un moment dans la dialectique de la production de l’espace entendu comme espace social. Henri Lefèbvre développe une démarche matérialiste dans le sens où son point de départ est la structure matérielle, reprenant à sa manière l’opposition traditionnelle marxiste de superstructure et infrastructure. On pourrait penser que Walter Benjamin procède aussi de cette manière : il dessine d’abord l’espace matériel dans lequel la pratique va prendre place. Mais il me semble qu’il y aurait leurre à lire le texte de Benjamin de cette manière, particulièrement concernant Paris Capitale du 19ème siècle. Dans cet ouvrage, Benjamin déploie la constellation des fantasmagories qui a construit le 19ème siècle pour en dévoiler la nature fantasmatique et idéologique : il cherche à produire les ’images dialectiques’ qui réveilleront le lecteur/flâneur de son rêve. Il tente de faire apparaître à travers la fantasmagorie la réalité matérielle qu’elle masque. D’une certaine manière, W. Benjamin ne semble pas croire (contrairement à H. Lefèbvre) qu’on puisse accéder à la réalité historique d’un point de vue objectif : on ne pourrait y atteindre que depuis les fantasmagories que cette réalité a produite. Le travail de l’historien consisterait à faire transpirer le réel dans la fantasmagorie pour la transformer en ’image dialectique’.

Chez Certeau la démarche est encore très différente. Tactiques, stratégies, opérations, procédures... tous ces termes qui reviennent tout au long du texte pour décrire les pratiques conflictuelles qui constituent l’espace social semblent produire une idée de la pratique décrochée de toute inscription matérielle : la pratique n’est pas un moment dans la dialectique de la production de l’espace, la pratique est ce qui dessine un espace, elle consiste dans une manière de découper l’espace. Mais si la pratique dessine un espace, ce dessin consiste dans un tracé sur un terrain déjà existant. Or il semblerait parfois que les procédures et opérations puissent se déployer de manière quasi-autonome par rapport au terrain sur lequel elles s’inscrivent. Il m’était difficile de comprendre précisément quel était le terrain de ces pratiques et il me semblait parfois que ces termes relevaient peut-être de l’abstraction. Ce qui m’a conduit à cette réflexion c’est la tentative d’utiliser ces concepts pour penser la pratique artistique : il me semblait que ces concepts pouvaient valoir également pour décrire les pratiques quotidiennes et la pratique artistique. Ces concepts ne me permettaient pas, au premier abord, de déterminer la spécificité de la pratique artistique par rapport aux pratiques quotidiennes. Ce problème posé par rapport à la pratique artistique se posait aussi par rapport à d’autres types de pratiques : qu’est-ce qui définit la spécificité d’une pratique si ce n’est précisément l’espace matériel dans lequel elle s’inscrit et l’espace qu’elle engendre par sa propre pratique ?

Cela m’amenait sur un autre questionnement : comment un domaine de pratiques, celui des pratiques quotidiennes particulièrement, pouvait-il être déterminé comme une unité ? L’identification d’un domaine du « quotidien » présuppose une opposition à du non-quotidien, le quotidien étant une détermination négative des activités spécialisées, des fonctions finalisées dans la machine de production sociale. Le ’quotidien’ est ce que Certeau a identifié comme le « reste » de ces activités spécialisées. Certeau part de ce reste pour tenter de lui donner une définition positive et peut-être ainsi, stratégiquement, pour faire sauter les verrous qui tiennent ensemble, dans la machine sociale, les activités spécialisées, machine dont le fonctionnement s’alimente de la négation du non-fonctionnel.

Mais d’un autre côté, ces questions me semblaient contrebalancées par une autre réflexion. Comment la pratique avait-elle pu devenir en tant que telle l’objet d’une analyse ? Qu’est-ce qui permettait à un moment que quelqu’un puisse voir de cette manière là, derrière l’idéologie. Je cherchais la réponse, « en bonne matérialiste », du côté de la structure de l’espace matériel (tel qu’il pourrait apparaître dans la représentation, textuelle notamment) sur lequel une telle analyse se déployait et qui n’était autre que la ville. Ce regard donc, en venais-je à conclure, est lui aussi déterminé par l’espace urbain, mais cette fois de manière très différente de celui du flâneur ou du savant. Certeau part du même point que Walter Benjamin, en bas de la tour, mais il s’arrête avant que l’effet de masque de la fantasmagorie n’agisse pleinement. La ville est un dispositif d’aliénation, l’instrument d’une pratique stratégique dirait-il.

L’habitant des villes modernes, dont le flâneur est la figure, se sent aliéné, dépossédé, par ces lieux impersonnels, étrangers, ayant perdu toute familiarité, où se multiplie la reproduction du même sous la forme de l’architecture et de la marchandise, où il devient impossible de se reconnaître tant le singulier s’efface au profit du reproductible. A cette expérience de la ville comme système anonyme s’oppose, comme son passé mythique, la nature et la tradition orale. Ce passé mythique ressurgit dans l’espace urbain sous la forme de la fantasmagorie et prend corps dans les vitrines commerçantes. Ainsi l’habitant des villes a-t-il l’illusion de retrouver du familier dans ce qui est capté, détourné et reproduit en série par la machine industrielle du capitalisme.

La figure du flâneur témoigne d’un processus de dépossession dont la ville est à la fois le lieu et l’instrument (autre exemple : expérience de Mumbai). Certeau rejoint ce constat mais d’un autre bout : il met à jour une relation essentielle entre la construction de l’espace urbain et le déploiement du processus colonial. Cette relation essentielle met en jeu un même rapport à l’espace qu’il décrit comme produit d’une pratique stratégique.

« J’appelle ’stratégie’ le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. La rationalité politique, économique ou scientifique s’est construite sru ce modèle stratégique. » (p XLVI)

Dans la définition de l’unité ’ville’, cette pratique stratégique se déploie, selon Certeau, à travers une triple opération :

_la production d’un espace propre

_la substitution d’un non-temps ou d’un système synchronique.

_la création d’un sujet universel et anonyme, dont le modèle politique serait l’Etat de Hobbes, le monstre sorti des mers pour s’installer sur la terre ferme : le Leviathan.

L’opération stratégique consiste à isoler un espace propre (construire une forteresse) en le distinguant d’une extériorité (la nature, les sauvages) considérée comme dangereuse. Par ce geste d’isolement un vouloir peut s’affirmer en pouvoir et depuis ce lieu isoler dans l’espace et le temps des « éléments » de cette « extériorité », les couper de leur contexte et les introduire dans l’espace propre en lui imposant ses lois : opération d’exclusion inclusive (exclusion de l’autre comme étranger et inclusion de cet autre par sa conformation aux lois du lieu) (Passage de l’état de nature au contrat social). Le vouloir qui s’affirme alors n’a plus de limite que celle des lois qu’il s’impose. En dehors de ses propres lois (qui sont les lois de sa raison, des lois abstraites), le réel lui apparaît sous la modalité du possible. Il s’y affirme comme puissance infinie, comme Sujet. En tant que pur possible, le réel devient la surface de projection où réaliser ses désirs et imaginations. L’espace réel ou matériel se présente comme un espace abstrait, comme espace utopique.

La rupture instauratrice entre un espace propre et un dehors rend possible une abstraction de l’espace matériel : la représentation ne se définit plus par rapport à une réalité matérielle mais par rapport à une autre représentation, celle de l’ « autre », de celui qui est identifié comme « extérieur ». (Ainsi l’acte fondateur du contrat social se définit chez tous les auteurs des théories du contrat social sur le fond d’une critique de l’ « autre » sauvage - pour lequel les peuples colonisés servent systématiquement d’exemple, tant chez Locke, chez Hobbes que chez Rousseau - et non par rapport à une critique de la société qui leur est contemporaine - même si celle-ci est souvent implicite, elle n’apparaît jamais comme telle dans la construction du cadre théorique). La représentation utopique de l’espace masque à la fois l’opération d’abstraction de l’espace matériel et l’opération d’exclusion-inclusive (ou d’expropriation) qui la rend possible. La constitution de cet espace propre prend une forme utopique (exemple : contrat social) qui masque une extension spatiale et temporelle dont le principe est l’exclusion. Extension spatiale, c’est-à-dire géographique, à travers la conquête des terres « extérieures » et l’objectif civilisateur de celui qui a été identifié comme « autre ». Extension temporelle sous la forme de l’Histoire. L’Histoire, comme processus temporel collectif et linéaire présuppose un sujet unique, universel et anonyme. L’Histoire avec un grand H ne pouvait être que l’histoire de l’Europe qui l’a inventée, Histoire de l’Europe devenue Histoire de l’Occident imposée aux historicités des autres sociétés. L’espace utopique se révèle comme espace colonisé : utopie versus colonie. Le Leviathan, automate sur-humain, est le Sujet de cet Histoire.

L’opération stratégique est par définition conquérante : en isolant des éléments identifiés comme « extérieurs », en les extrayant de leur contexte pour les intégrer dans son espace propre et les conformer aux lois qui le définissent, la pratique stratégique tend à transformer la totalité de l’espace en espace propre, en sa propriété.

Ainsi, une des premières opérations de la colonisation et du capitalisme consista à exproprier les agriculteurs de leurs terres pour les transformer en salariés, c’est-à-dire en main d’oeuvre mobile, dont le travail n’était plus déterminé par un terrain d’inscription mais par une série d’opérations abstraites mesurées en temps. De la même manière la ville, particulièrement en France, a été l’instrument de décontextualisation/aliénation par lequel on a détruit les langues et communautés locales au profit de la constitution d’un territoire homogène et d’une langue unique. Le système de fonctionnariat qui obligeait au déplacement des fonctionnaires pour leur installation temporaire dans la capitale remplissait cette fonction de décontextualisation/aliénation.

L’analyse de la pratique coupée de tout terrain d’inscription semble correspondre à ce processus de décontextualisation/aliénation dont la ville a été l’instrument.

La pratique tactique apparaît (comme pratique sociale) lorsque la pratique stratégique étend son lieu propre jusqu’à dominer la totalité de l’activité humaine. L’habitant des villes, confronté à une machine anonyme qui capte et reproduit ses fantasmes et imaginations, se retrouve dans une situation continuellement conflictuelle, inventant des techniques d’appropriation et des imaginaires pour se rendre son espace de vie plus familier, mais étant sans cesse dépossédé de cela même qu’il invente par la machine anonyme qui le réinjecte dans le circuit de la marchandise.

Ces tactiques ont pour terrain un espace qui leur est de jour en jour de plus en plus étranger mais qui survit de la nourriture même produite par leur « résistance ».

Michel de Certeau met à jour le conflit permanent dont la ville est le lieu, derrière les images et fantasmagories produites. Ce qu’il nous dit c’est que par exemple lorsqu’un grand écran est implanté dans l’espace public ou que de la musique est diffusée par un système d’haut-parleurs anonyme installé dans la ville, nous avons encore perdu du terrain sur les stratèges, que derrière l’image produite ou la musique diffusée, c’est encore la machine aliénante qui progresse.

Mutation du regard ? Nous n’avons pas encore répondu à la question : qu’est-ce qui a permis à Certeau de voir, derrière les fantasmagories, des tactiques de résistance ?

La question est : comment s’opère une mutation du regard ? Suffit-il de se dire un moment, en haut de la tour : je veux descendre en bas maintenant, je veux pouvoir voir ce qui se passe d’en bas.

Mais peut-être que la possibilité de cette mutation, de ce changement de point de vue, est aussi déterminée par une transformation sociale plus profonde. Par « sociale » j’entends ici le croisement d’un processus technologique, politique et symbolique qui engage une modification dans le rapport à l’autre, au collectif. Ainsi, la mutation du regard opérée par Certeau, cette possibilité de suivre la pratique pas à pas et non plus de l’analyser et l’objectiver d’en haut serait déterminée par une transformation dans la nature ou plutôt les formes de la machinerie aliénante qu’est l’espace urbain. En effet, la mutation du regard opérée par Certeau réside dans la possibilité de voir derrière les fantasmagories et de suivre les opérations qu’elles rendent invisibles.

Trois choses nous amènent à cette déduction :

_la ville qui sert d’arrière-fond à l’analyse de Certeau est New-York, ville qui représente la modernité du 20ème siècle, ville qui constitue l’apogée de la ville moderne, ville qui réalise le plus « efficacement » les principes structurant de la modernité : exclusion/inclusive, colonie versus utopie. Au contraire, Walter Benjamin s’intéresse, à travers Paris, à la formation de la ville moderne au 19ème siècle. Il s’intéresse à ce moment où la ville apparaissante n’a pas encore résolu ses contradictions, à ce moment de transition entre une société encore largement agraire et une société en voie d’industrialisation. Walter Benjamin, écrivant dans la première moitié du 20ème siècle, choisi de traiter ce moment de transition en l’envisageant comme un moment au plus haut point dialectique.

Aujourd’hui nous tentons de poursuivre la réflexion, à Nantes, et non plus depuis une Capitale. Nous relisons Certeau lisant la ville de New-York du haut d’un World Trade Center aujourd’hui disparu, détruit par des guerriers qui ne semblent venir d’aucun lieu déterminé, qui ne semblent appartenir à aucun lieu propre physiquement identifiable - comme un pays-, mais plutôt à un réseau invisible aux embranchements planétaires (même si il reste sans doute pour une part d’ordre fantasmatique). Certeau écrit au moment de l’apogée New-Yorkaise, l’apogée, c’est-à-dire peut-être aussi le moment juste avant le déclin, le passage vers autre chose, ailleurs.

_l’analyse de Certeau est contemporaine d’une transformation dans le rapport à la représentation qui se manifeste particulièrement dans les pratiques artistiques (voir article De l’expérimentation, de Pierre Schaeffer aux Situationnistes) mais aussi dans certains courants « scientifiques » (exemple : l’anthropologie visuelle, qui en conséquence des développements techniques, invente d’autres modes de production du savoir lié à d’autres manières de construire le regard sur la pratique des soit-disant « autres ».). Une des particularités de ces pratiques, qui déjà annoncent les transformations dont nous sommes aujourd’hui témoins avec le développement d’internet et du multi-média, consiste à inventer d’autres modes de production de la représentation et du savoir, inventer d’autres rapports et modes d’articulation du dire au faire, en intégrant dans leur pratique les récents développements techniques.

_l’analyse de Certeau est indissociable de celle de Foucault (dans Surveiller et punir) par rapport à laquelle elle constitue une forme de réponse. Or Foucault est celui qui, à partir d’une analyse des manières dont les dispositifs optiques participent d’une organisation du pouvoir, a modifié notre lecture de l’espace social. Or l’analyse de Foucault sur le panoptisme avait aussi pour origine une lecture du découpage de l’espace urbain (au temps de la peste).

Des ces trois choses il ressort que la mutation du regard serait corrélative de transformations dans la dimension technologique de la machine urbaine, tant du côté des dispositifs de vision que du côté de l’organisation spatiale, et de la production d’un nouvel espace (dans le sens d’Henri Lefèbvre).

Mutation du regard :

Au début du 20ème siècle, la focalisation du regard sur la fantasmagorie est déterminée par la nature aliénante de la ville qui coupe tout produit de son contexte de production : la production n’est plus déterminée par l’espace-temps dans laquelle elle se déploie (production agraire) mais par la quantité de résultat qu’elle produit dans un temps donné (production industrielle) : première abstraction.

A la fin du 20ème siècle, un autre rapport de production apparaît : celle-ci n’est ni déterminée par l’espace-temps dans laquelle elle se déploie, mais ni, non plus par l’accumulation des produits (par une quantité accumulable dans un lieu et temps donné), mais par la série/sérialisation des opérations produites (ou des services rendus) : deuxième abstraction.

La première abstraction consisterait dans la disparition de l’espace matériel. Dans la deuxième abstraction ce serait le produit comme réalité matérielle qui disparaît : il n’y aurait plus que des opérations temporelles virtuelles, sans lieu, pouvant opérer sur n’importe quelle réalité matérielle. (c’est peut-être ce vertige du virtuel qui engendre aujourd’hui cette frénésie de la mémorisation numérique de toutes les archives).

L’espace-temps urbain comme machine aliénante, comme machine industrielle, se transformerait en machine virtuelle organisant/composant ensemble une multiplicité de processus, d’opérations. L’automate instrumental devient un automate organique. L’automate instrumental était à la fois le corps et l’instrument de ce corps géographiquement/spatialement situé. L’automate organique n’aurait plus de localité déterminée, d’implantation géographique : le Léviathan retournerait à la mer et se transforme en Poulpe [1]. (voir frontispice du Léviathan).

L’oeil du Léviathan, du Dieu-homme, du Dieu fait homme et de l’homme fait Dieu, incarné et représenté architecturalement par la Tour, l’oeil de cet automate divin composé d’hommes changerait de forme : il se démultiplierait et passerait dans l’invisible, sous les mers, sous la forme de dispositifs panoptiques proliférants coupés de leur source centralisée. L’homme-Dieu se transformerait en monstre acéphale ou multi-céphale.

Cet oeil ne serait plus supporté par un corps visible et indivisible. Il tendrait, en se démultipliant, à devenir mobile et à pénétrer partout.

Cequi se perdrait alors, c’est l’articulation de cet oeil à un espace propre qu’il embrasse en le délimitant, qu’il reconnaîtcommele miroir qui lui renvoie son image. Le monstre étatique ayant conquis la totalité de l’espace ne peut plus se définir sur le fond d’une extériorité. L’extériorité lui devient intérieure et le conflit (entre tactique et stratégie) devient permanent.

L’île se fragmente en radeaux sur la mer.

Cette mutation du monstre produit un nouvel espace (espace-temps), une nouvelle manière de découper l’espace et le temps (entre eaux et terres).

L’Automate s’autonomise de l’espace auquel il s’articulait et qui jusqu’à maintenant l’articulait (en termes architecturaux : on passe de la Tour aux réseaux de communication, notamment avec l’informatique), et passe dans l’invisible. L’Automate panoptique se transforme petit à petit en machine de déterritorialisation : le territoire se virtualise.

Le territoire se distingue de « l’espace » qui en tant que concept désigne une abstraction. Il se distingue aussi de l’espace matériel, physique et géographique, en tant que construction sociale.

Le territoire désigne une unité spatiale définie par convention. Elle suppose un acteur (une identité collective) qui délimite une étendue par des frontières.

« Le territoire est un espace approprié support d’une identité collective ».

« Le territoire est à la conjonction de l’espace où s’exerce une souveraineté, de l’espace social (définit comme l’imbrication des lieux et des rapports sociaux) et de l’espace vécu (issu des rapports entre la représentation d’une réalité spatiale et des pratiques quotidiennes). »

http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/gephg/pedagogie/premieres/territoire.htm

Dire que le territoire se virtualise c’est dire qu’il y a un décrochage entre la configuration spatiale que dessine une collectivité humaine et le découpage géographique de l’espace, que la configuration spatiale que définit une communauté humaine n’est plus déterminée par une délimitation géographique. C’est aussi dire que l’unité sociale qui structure l’organisation politique moderne est radicalement en train de changer : que nous sortons de la configuration Etat-nation/Peuple pour entrer dans une nouvelle configuration politique, idéologique, scientifique et symbolique.

[1] Invention et description de l’automate Leviathan : " La nature, qui est l’art pratiqué par Dieu pour fabriquer le monde et le gouverner, est imitée par l’art de l’homme, qui peut ici, comme en beaucoup d’autres domaines, fabriquer un animal artificiel. Puisqu’en effet la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont l’origine est dans quelque partie interne, pourquoi ne pourrait-in dire que tous les automates (ces machines mues par des ressorts et des roues comme une montre)ont une vie artificielle ? Car, qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de courroies et les articulations autant de roues, toutes choses qui, selon l’intention de l’artisan, impriment le mouvement à tout le corps ? Mais l’art va plus loin en imitant l’oeuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art, en effet, qui crée ce grand LEVIATHAN, appelé REPUBLIQUE ou ETAT (CIVITAS en latin) qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et le protection duquel il a été conçu. En lui, la souveraineté est un âme artificiel, car elle donne vie et mouvement au corps tout entier ; les magistrats et les autres officiers judiciaires et d’exécution sont des articulations artificielles ; la récompense et le châtiment par où la souveraineté, attachant à son service chaque articulation et chaque membre, met ceux-ci ne mouvement pour accomplir leur devoir, sont les nerfs tout comme cela se produit dans le corps naturel, (...)." Introduction du Léviathan de Thomas Hobbes